• LE LAVOIR MAUDIT ... OU LE PÉCHÉ DE MORGIANE

    LE LAVOIR MAUDIT ... OU LE PÉCHÉ DE MORGIANE

    La porte de la buanderie grinça, et ce bruit fit sursauter Maeven qui somnolait, le dos calé contre le gros tronc de chêne qui la protégeait de l’ardeur du soleil d’été.

    « Que fais-tu donc, grand-mère ? » lui demanda-t-elle, en s’approchant de l’obscur réduit entrouvert.

    La voix, douce mais ferme encore, lui répondit :

    « Je remplis mon panier. Il ne faut pas attendre de ne plus avoir de vêtements propres pour aller au lavoir, ma belle ! Le soleil brille aujourd’hui, alors j’en profite. Ainsi, ce soir, tout sera sec et bien rangé. »

     Laisse-moi t’aider ! » proposa gentiment l’adolescente. Et sans attendre de réponse, elle se saisit du lourd panier d’osier qui encombrait les mains de l’aïeule, et gênait sa marche.

    « Fais attention car il est lourd ! Ne va pas te casser les reins, alors que tes vacances commencent à peine… Ce serait trop bête de les gâcher ainsi. »

    « Grand-mère ! répliqua Maeven en souriant, je ne suis plus un bébé. Dois-je te rappeler que j’ai seize ans ? »

    « Seize ans… Ah !... Si je les avais encore ! » soupira Gwenaëlle, en refermant la porte derrière elle. Elle se retourna et ses yeux de saphir se posèrent avec fierté et un brin de nostalgie sur son unique petite fille.

    L’aïeule eut, l’espace d’un instant, l’étrange sentiment de se trouver face à son double enfantin. Même regard franc, mêmes longs cheveux blonds et épais. Seule différence au tableau : une lourde barrette les attachait, alors qu’au même âge, Gwenaëlle portait déjà le chignon sous sa haute coiffe bigoudène. La voix claire de Maeven rompit le charme, et la fit revenir au présent.

    « Alors grand-mère, on y va ? »

    « D’accord ! lui répondit celle-ci en souriant. Mais il va falloir marcher un peu. T’en sens-tu le courage ? »

    « Bah ! Le lavoir n’est pas loin » objecta l’adolescente, en haussant légèrement les épaules. Et elle se saisit de l’anse. Gwenaëlle l’imita sans ajouter un mot, puis elles sortirent de la maison.

    Le parfum des rosiers sauvages embaumait l’air, et le chant des oiseaux résonnait dans les arbres de la forêt toute proche.

    Maeven, d’habitude si vive, essayait de calquer son pas sur celui de sa grand-mère. Celle-ci avait récemment fêté ses soixante-dix printemps, et seuls ses doigts déformés par les rhumatismes trahissaient son âge. Sa démarche était certes un peu plus lente, mais restait assurée. Tout en marchant, Maeven demanda :

    « Me permettras-tu, grand-mère, une fois arrivée, de faire la lessive à ta place ? »

    Gwenaëlle objecta doucement :

    « C’est fatiguant, sais-tu ! Mais que dis-je… non, tu ne peux pas savoir. Les temps changent cependant, et c’est heureux pour toi, ma douce. Ta mère, dans sa dernière lettre, m’a dit que dans les grandes villes, il existe maintenant des machines à laver. Elle rêve d’en avoir une au prochain Noël. Comme je la comprends ! » soupira-t-elle.

    « Laisse-moi essayer, au moins ! » insista la jeune fille, en lui souriant.

    « Pour toi c’est un jeu, hein ! reprit malicieusement Gwenaëlle. Et bien soit, je te l’accorde… mais attends avant de me remercier ! Ça m’étonnerait fort que tu l’apprécies longtemps… »

    Cinq cent mètres à peine les séparaient de la maison, quand le petit lavoir apparut aux yeux de Maeven.

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    « Nous sommes presque arrivées, grand-mère ! J’ai hâte de commencer. »

    Sa voix était joyeuse. Aussi, elle s’étonna en voyant le visage de l’aïeule se fermer brutalement alors que, visiblement, elles touchaient au but.

    « Tu ne te sens pas bien ? » demanda-t-elle, inquiète de la pâleur soudaine de sa grand-mère.

    « Si ! Ça va… mais ça ira encore mieux, dés que je me serais éloignée de cet endroit maudit. »

    Et elle hâta le pas, sans s’arrêter.

    « Mais, grand-mère ! objecta Maeven, stupéfaite autant par le refus catégorique que par la réaction de l’aïeule, qui s’était signée trois fois, en s’écartant du sentier qui y menait. Grand-mère, où m’emmènes-tu ? Explique-moi au moins ! »

    « Oui, tout à l’heure… Mais hâtons-nous, veux-tu ! Dieu merci, notre village a construit, depuis lors, un deuxième lavoir. Et c’est là que je t’emmène. »

    Maeven peinait maintenant à suivre le pas, redevenu si rapidement vif. Les joues en feu, le souffle court, l’adolescente demanda quelques minutes plus tard :

    « Grand-mère, dis, on ne pourrait pas faire une petite pause ? Je sens une crampe me mordre le mollet et le bras. »

    L’aïeule ralentit l’allure, après s’être assurée que le lavoir n’était plus en vue.

    « Vous autres jeunes n’êtes guère résistants ! constata-t-elle d’une voix moqueuse. Un peu de courage, ma belle ! Du reste, je t’avais prévenue qu’il te faudrait marcher, quand tu as voulu m’accompagner. »

    Elle rit en voyant le visage cramoisi de sa petite fille.

    « C’est encore loin ? » demanda celle-ci, dés que l’aïeule eut posé le lourd panier d’osier.

    « Non ! Dans cinq minutes, on y est. Disons dix, compte-tenu de ta fatigue. »

    Et ses yeux bleus pétillèrent de malice.

    « Mais pourquoi diable t’obstiner à aller si loin, alors que le premier lavoir est tout près de la maison. » reprit celle-ci.

    « La réponse est comprise dans ta question, ma petite ! L’endroit lui appartient depuis cinquante-huit ans… Cela remonte au décès de Morgiane ! » finit-elle, d’une voix presque inaudible.

    Le visage de Maeven refléta tout à la fois la curiosité et le doute amusé, suite à cet aveu.

    « Voyons, grand-mère ! Tu ne vas pas me dire que tu crois encore à ces superstitions, dignes du Moyen-âge ! »

    Sa voix était à la fois moqueuse et désolée. Elle s’arrêta net en constatant que celle-ci la regardait gravement.

    « Ne te moque pas, veux-tu ! Respecte la foi, pour ne pas attirer le malheur sur toi. »

    « Mais mamie ! » reprit-elle.

    Maeven n’eut pas le temps de terminer sa phrase, car l’aïeule l’interrompit, sévère.

    « Fais-moi confiance ! L’expérience m’a prouvé que ce que je te dis en ce moment est vrai. Dieu te préserve d’en vivre un jour une semblable, mon enfant ! »

    Gwenaëlle la serra contre elle en un geste protecteur, avant de déposer un baiser sur son front. Non loin de là, le murmure de l’eau se fit entendre.

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    « Encore quelques pas et tu vas pouvoir jouer à la lavandière ! » dit-elle, en esquissant un sourire. Le mécontentement avait disparu, et son visage avait repris sa douceur habituelle. Maeven lui sourit tendrement.

    Elle aimait les vacances qui lui permettaient de revenir près de sa grand-mère. Oubliées pendant quelques semaines la grande ville, ses bruits et les études ! Elle avait besoin de ces moments de paix qui lui permettaient de décompresser, loin de ses parents. Comme tous les adolescents, elle avait souvent le sentiment d’être incomprise, surtout de son père.

    Il avait fallu batailler ferme pour lui arracher l’autorisation pour celle-ci d’aller au collège. Mademoiselle Gaëlle, l’institutrice, s’était d’abord heurté à un refus catégorique quand elle l’avait proposé, après que Maeven ait obtenu le certificat d’études, avec tous les honneurs.

    Son excellente mémoire lui avait permis de réussir l’examen tant redouté sans peine. Elle avait même eu une médaille, car elle avait devancé tous les autres élèves de sa région. Cela ne s’était jamais produit auparavant, et Monsieur le Préfet en personne avait fait le déplacement pour lui remettre le diplôme et la médaille, créée pour l’occasion.

    « Elle en sait suffisamment pour devenir une honnête épouse avait dit son père. Et de toute façon, je n’ai pas les moyens. »

    Celle-ci ne s’était pas résignée. Elle aimait son élève, qui lui avait confié son rêve de devenir institutrice, un soir, après le départ des autres jeunes dont elle avait aussi la charge.

    Alors, Mademoiselle Gaëlle, connue de tous pour sa réserve, avait osé solliciter par courrier une aide exceptionnelle pour sa protégée à Monsieur le Maire. Touché, celui-ci avait personnellement téléphoné au préfet, espérant ainsi obtenir un secours plus conséquent pour la jeune protégée de l’institutrice. Il avait reçu, quelques semaines plus tard, la réponse positive tant espérée.

    Pourtant, quand ils étaient revenus voir les parents de Maeven, la réponse du père resta la même. Et il entra même dans une terrible colère contre ces femmes qui voulaient faire les savantes. Il avait fallu l’intervention de Gwenaëlle, pour qu’il cède enfin.

    « Égoïste ! lui dit-elle alors. Tu n’es qu’un égoïste, ingrat de surcroît envers la Providence qui t’a donné une enfant intelligente. Tu n’as pas les moyens c’est vrai, mais Dieu, qui peut tout, a fait en sorte qu’ils te soient donnés. C’est donc un signe de Sa Volonté et, si tu vas contre, il t’arrivera malheur, mon fils ! »

    Yvon avait baissé la tête, et apposé ensuite en silence sa signature en bas du formulaire d’inscription de Maeven. Puis, il avait tourné les talons et était sorti, en claquant la porte. Sa femme, Soizic, avait également baissé la sienne, honteuse et désolée. Quand les visiteurs étaient enfin partis, elle s’était approchée de sa belle-mère pour la remercier.

    « Tu n’as pas à le faire ! avait simplement répondu celle-ci. Ma petite-fille est douée, il n’aurait pas été juste de briser ses désirs. Elle réussira oui, et elle au moins ne sera pas obligée de s’abîmer les genoux et les mains au lavoir, pour manger à peu près à sa faim. »

    La vue de la pierre polie par les ans ramena Gwenaëlle à la réalité.

    « Tu rêvais encore ! » lui fit remarquer l’adolescente, en riant de bon cœur devant le visage de l’aïeule, gênée de s’être laissé surprendre. Posant le panier, elle continua :

    « Tu me montres comment faire et ensuite, tu t’assois là ! »

    Et elle désigna d’un geste le coin d’herbes où poussaient les fleurs sauvages.

    « Bien, jeune fille ! Comme tu voudras ! »

    Gwenaëlle sortit la planche de bois, le gros savon et le battoir, et installa le tout sur la pierre qui affleurait l’eau. Elle ôta du panier le premier jupon, le trempa dans l’onde puis, le reposant sur la planche, elle le savonna jusqu’à ce qu’une mousse épaisse en cache la couleur. Prenant le linge, elle le frotta contre la planche et le battit vigoureusement, avant de le rincer et de le retourner en tout sens pour vérifier sa propreté. Quand le résultat lui parut satisfaisant, elle l’essora soigneusement avant de l’étendre, à portée de main et de regard.

    « J’ai compris, grand-mère ! Maintenant, tu me laisses ta place, je m’occupe de tout. »

    Maeven avait repris son petit ton de commandement qui la fit sourire.

    « D’accord, je t’obéis ! dit-elle en s’écartant. Quand tu seras fatiguée, fais-moi signe ! »

    « Pour qui tu me prends ! Je t’ai déjà dit tout à l’heure que je n’étais plus un bébé. »

    Et sans plus attendre, Maeven commença la lessive. Tout en travaillant d’abord énergiquement, la jeune fille insista.

    « Pourquoi donc, mamie, as-tu qualifié le lavoir qui est situé tout près de la maison comme un endroit maudit ? Serait-ce encore une de ces légendes dont la région est friande ? »

    Le visage de l’aïeule se referma, ainsi que l’aurait fait une huître.

    « Une légende ? Non hélas, ce n’en est pas une. Je peux te l’assurer, et pour cause : j’en ai été le premier témoin. Maudite nuit que celle-là ! » soupira-t-elle plus bas, comme pour elle seule.

    Piquée par la curiosité, Maeven en avait oublié le linge reposé sur l’étroite planche, et qui semblait attendre que des mains besogneuses veuillent bien l’essorer.

    Gwenaëlle se releva et lui dit d’un ton taquin :

    « Et mon linge… il va se laver tout seul ? »

    Maeven, les joues et les mains rougies par l’effort qu’elle venait de fournir, lui répondit :

    « Il fait beau, on a le temps… rien ne presse ! »

    « Non, non, jeune fille ! Le travail d’abord ! A moins que tu ne sois déjà fatiguée. En ce cas, laisse-moi faire ! J’ai l’habitude moi, pas toi. »

    L’adolescente baissa la tête et avoua :

    « Je ne me doutais pas de la dureté de ce travail. J’ai des crampes aux bras à force de frapper, et regarde ! Cette tâche ne veut pas partir. »

    « Il ne faut pas avoir peur d’user le savon, fillette ! Sinon, le linge reste sale. Recule-toi, et laisse-moi reprendre ce travail, j’en ai l’habitude, va ! » dit-elle en l’embrassant.

    La jeune fille ne se le fit pas dire deux fois. Elle s’assit dans l’herbe, et regarda sa grand-mère travailler. Ses gestes étaient encore énergiques, malgré le poids des ans qui devait certainement se faire parfois durement sentir.

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    Profitant de ce moment d’intimité, elle remonta, pour Maeven, le cours de son plus terrible souvenir.

    « J’avais douze ans, et peu de temps avant, j’avais été admise à faire ma communion solennelle, avec tous ceux de mon âge. J’avais suivi le catéchisme, avec Monsieur le Curé d’abord, et ensuite Mademoiselle Morgiane avait pris le relais. Elle s’occupait tout particulièrement de la préparation des futurs communiants et  du patronage.

    C’était l’exemple vivant pour tout le village, à l’époque. Une sainte fille, qui avait fait le vœu de ne jamais se marier, pour mieux s’occuper de ses parents, et qui n’aurait jamais manqué la messe, les vêpres ou le salut du mois de Marie.

    Bref, on lui aurait donné le Bon Dieu sans confession. Quelle ironie ! » dit-elle, avec une moue involontaire de mépris qui étonna Maeven. Celle-ci l’interrompit.

    « Alors dans ce cas, pourquoi l’associer au lavoir que tu dis maudit ? Ça n’a pas de sens ! »

    « Attends, veux-tu ! Je n’ai pas encore fini. »

    Et elle reprit doucement, comme si elle craignait d’être entendue :

    « A la fin du mois de mai, elle a eu une attaque qui l’a laissée à moitié paralysée, et sa santé s’est très vite détériorée. Le 13 juin, elle est décédée, après avoir reçu les derniers sacrements. C’était un vendredi. »

    « Et voilà ! Quand je te disais qu’il y avait de la superstition là-dessous ! »

    Mais elle n’acheva pas sa phrase, un peu effrayée par le regard dur de sa grand-mère qui reprit :

    « On l’a enterrée le 16, avec tous les honneurs. Au prêche de la grand’messe, Monsieur le Curé a dit que notre peine devait s’apaiser avec la pensée qu’elle jouissait du Paradis, et continuerait à veiller sur nous de là-haut. Tout le monde l’a cru… et le croirait encore, si je n’avais pas eu la preuve du contraire, sans l’avoir cherché, très peu de temps après. »

    Elle s’arrêta un instant, essora vigoureusement le corsage avant de le lever, face à la lumière vive de ce beau milieu d’après-midi. Satisfaite, elle le posa dans le panier, se saisit d’un torchon qu’elle trempa dans l’eau, avant de recommencer la lessive.

    Devant le silence qui s’était de nouveau installé, Maeven insista :

    « Que s’est-il passé pour que cela t’ait autant marqué ? Je veux savoir ! »

    « Tu veux, tu veux… Comme moi à ton âge ! Pour ça oui, tu me ressembles ! dit-elle, avec un rien de fierté dans la voix. Braver les interdits, c’est excitant, mais pour moi, ça aurait pu mal finir. Si j’avais obéi à ma mère, je n’aurais jamais vu, ni su ! »

    « Su quoi ? Vas-tu me le dire à la fin ! » lança l’adolescente, au comble de la curiosité.

    « Patience, jeune fille, j’y viens ! » répondit Gwenaëlle en réprimant un petit sourire, involontairement narquois, avant de reprendre son récit.

    « La veille, tout le village avait fêté la Saint Jean, et des garçons des environs, passablement éméchés, avaient importunés certaines jeunes filles, allant jusqu’à les suivre jusqu’à leurs domiciles, et faire du chahut sous les fenêtres de leurs chambres. Mes parents m’avaient donc ordonnés de fermer hermétiquement mes volets, ne voulant pas que je m’expose à pareille mésaventure.

    Mais il avait fait particulièrement chaud ce jour là, et ma chambre me paraissait étouffante, un vrai four. Alors, j’ai pensé que si je les laissais entrebâillés,  ça ne porterait pas à conséquence.

    Ma fenêtre donnait sur le lavoir et la forêt proche. La nuit tombée, on n’y voyait jamais âme qui vive. Et je savais que les garçons n’étaient pas aussi téméraires qu’ils voulaient bien le faire croire, alors… C’est donc sans appréhension que je me suis endormie.

    Ce sont les coups de battoir qui m’ont tiré du sommeil, quelques heures plus tard. Des coups rageurs, qui accompagnaient son chant lugubre.  

    J’ai tout de suite reconnu sa voix. Encore à moitié endormie, je me suis même pincée, pour être sûre que je ne rêvais pas. La douleur m’ayant réveillée tout à fait, je me suis levée et approchée de ma fenêtre. Le chant a cessé un court instant, mais pas le bruit du linge qui frottait contre la planche à laver.

    Ma curiosité l’a emportée sur la prudence. J’ai ouvert un de mes volets, en faisant bien attention de ne pas faire de bruit. Je voulais être sûre. Maudite soit mon indiscrétion d’alors ! Car c’était bien elle. Morgiane était revenue, rejetée du pays des morts, hanter le lieu où elle avait jadis secrètement péché. »

    Maeven avait écouté, fortement intéressée. Interrompant sa grand-mère, elle lui fit remarquer :

    « Peut-être as-tu été victime d’une mauvaise blague ! L’obscurité aidant, celui ou celle qui en a eu l’idée a réussi son coup. C’est idiot, j’en conviens ! Et il ou elle a dû rire longtemps de ta naïveté, à tes dépens. »

    Gwenaëlle secoua vivement la tête.

    « Non fillette, je sais ce que je dis ! La pleine lune brillait si fort qu’on y voyait presque comme en plein jour. J’ai regardé et je l’ai bien vue, crois-moi !

    Elle portait le corsage et la longue jupe que nous lui avions toujours connue. De son vivant, ils étaient blancs. Mais cette nuit-là, les couleurs ont révélées sa véritable nature.

    Le corsage était noir comme un ciel sans étoile, et sa jupe blanche s’est progressivement tâchée de rouge, en partant de dessous le nombril.

    Je ne pouvais pas détourner mes yeux de cette vision de cauchemar ! Comme si elle le sentait, elle a alors levé la tête, et m’a regardé fixement. Son visage livide était effrayant, son sourire s’était mué en rictus. Et ses mains étaient couvertes de sang ! Le sang… Il y en avait partout. Sur son battoir, sur l’herbe, dans l’eau, partout ! »

    LE LAVOIR MAUDIT ... OU LE PÉCHÉ DE MORGIANE

    Elle essuya la sueur qui coulait sur ses tempes, et se signa trois fois, avant de continuer.

    « J’ai senti mes cheveux se dresser sur ma tête et, crois-moi, mes volets, je les ai refermés très vite, avant de me blottir tout au fond de mon lit. Mais j’avais beau me boucher les oreilles, j’entendais toujours son chant maudit. Je n’ai jamais pu l’oublier depuis ! »

    « Et que disait-il, au juste ? »

    Gwenaëlle soupira profondément avant de le réciter, de mauvaise grâce.

    « Ecoutez mon aveu, et retenez bien ceci :

    Nul ne se moque de Dieu, sans en payer le prix !

    Cachant l’hideux péché sous l’habit de la vertu

    J’ai tué mes bébés bien avant leurs venues.

    Lorsque mon âme vile fut fauchée par l’Ankhou

    Du Ciel pur et hostile,  j’ai subi le courroux.

    La Justice Divine a durement châtié

    Cette mère assassine, sans remords ni pitié.

    Me voilà condamnée, jusqu’à la fin des temps

    A laver sans arrêt leurs langes tâchés de sang ! »

    Maeven eut un frisson involontaire d’horreur, que perçut Gwenaëlle.

    « Oui ma petite ! Les gens que l’on croit bien connaître se révèlent parfois tout autres. »

    « Et ensuite grand-mère ! Que s’est-il passé ? »

    « Je me suis rendormie longtemps après. Quand, le lendemain, mon père a constaté mon absence pour le petit-déjeuner, il a envoyé ma mère me réveiller. Elle est entrée dans ma chambre, a ouvert tout grand mes volets, puis s’est retournée… Et là, elle m’a vue et a poussé un cri perçant. »

    « Un cri à réveiller un mort ! » lança ironiquement Maeven, peut-être pour mieux cacher son trouble. Gwenaëlle la foudroya du regard, avant de poursuivre.

    « Mes cheveux, couleur de blé mûr, étaient devenus aussi blancs que la neige. Voilà, fillette, ce qui avait effrayé ma mère. Mon père a monté l’escalier quatre à quatre et, après un long moment de silence, m’a demandé anxieusement :

    « Ma pauvre enfant, tu es malade ? Où as-tu mal ? »

    Je les ai regardés sans d’abord comprendre et ensuite, j’ai voulu les rassurer en me levant, pour leur prouver que je n’avais absolument rien.

    C’est alors que le petit miroir fixé au mur m’a renvoyé mon reflet, et quand je me suis vue ainsi, je suis tombée en syncope. Mon père est allé chercher les sels précipitamment, pendant que ma mère me remettait au lit.

    Aussitôt revenue à moi, je me suis mise à pleurer, tant de choc que de frayeur. J’avais désobéi, et je craignais qu’à cette punition divine s’ajoute celle de mon père. Car je savais pertinemment qu’il voudrait comprendre, et ne me laisserait pas en paix tant qu’il n’aurait pas eu d’explication à l’étrange phénomène qui m’avait frappé.

    Mon pressentiment s’est hélas révélé juste. Je leur ai d’abord demandé pardon, et puis leur ai raconté ma terrible vision nocturne. Mon père est devenu blême de colère, et j’ai été confirmée par lui, bien avant d’avoir reçu le sacrement des mains de Monseigneur l’évêque. Furieux, il a hurlé :

    « C’est le diable que tu as vu sous une apparence trompeuse ! Et le Bon Dieu l’a  permis, parce que tu n’as pas respecté l’ordre donné par ta mère. Habille-toi, et après le petit-déjeuner, nous t’emmènerons voir Monsieur le Curé, car lui seul peut défaire le mauvais sort qui t’atteint. J’espère pour toi qu’il va y réussir. Quelle honte serait la nôtre, dans le cas contraire ! »

    Maeven l’écoutait toujours, les yeux écarquillés par la surprise.

    « J’espère pour toi que le prêtre a été plus compréhensif ! » dit-elle en se serrant contre elle.

    « Que nenni, ma petite ! Après m’avoir écouté attentivement, il a été du même avis que mon père. Et comme je persistais, en affirmant que c’était bien Morgiane que j’avais vu, il m’a traité de menteuse, me menaçant de l’enfer parce que je m’obstinais à calomnier « la sainte » du village.

    Comme je refusais d’avouer un mensonge imaginaire, il m’a renvoyée, disant à mes parents que je devrais porter désormais la marque de mon péché. Et plus grave à leurs yeux, il m’interdit de communier, tant que je resterais dans cet état.

    Ma mère a pleuré pendant des semaines, et mon père refusait tout contact avec moi. Dans le village, les gens jasaient, et certains se signaient sur mon passage. Ils montraient du doigt mes cheveux blancs en hochant la tête, et m’appelaient « sorcière ! ».

    « Pauvre mamie ! dit Maeven en l’embrassant tendrement. C’était pourtant pas ta faute, tu n’y étais pour rien. Dommage que personne n’ai eu le courage de guetter le ou la farceuse… ils auraient bien dû admettre que tu n’avais jamais menti. »

    « Combien de fois devrais-je te dire que je n’ai as été victime d’une méchante farce ! Non, Maeven ! C’était bien Morgiane que j’ai vu cette maudite nuit là. Et si elle ne s’était pas de nouveau manifestée, quelques semaines après, ma réputation aurait été définitivement compromise. »

    « Tu veux dire que quelqu’un d’autre que toi l’a formellement reconnue ? »

    Un sourire de satisfaction se peignit alors sur le visage ridé de Gwenaëlle. Elle poursuivit.

    « Un mois après exactement, le curé a été appelé par une famille du village voisin. Ils avaient un malade à l’agonie qui réclamait les derniers sacrements. Le prêtre a quitté le presbytère en début de soirée, et on ne pensait ne pas le revoir avant le lendemain matin… Mais après avoir rempli son devoir envers le moribond, il a décidé de revenir au village.

    La nuit était claire, il avait donc très peu de risques de faire de mauvaises rencontres. Et puis, les gens étaient bien plus respectueux qu’aujourd’hui ! Personne dans les environs n’aurait osé porter la main sur un prêtre.

    A vingt et une heure, mon père m’a envoyé au lit, après avoir vérifié lui-même l’hermétique fermeture de mes volets. Et je m’étais endormie tranquillement, sitôt ma prière du soir dite. Mes parents, eux, sont restés en bas, travaillant ou discutant sans doute… je n’ai jamais su exactement.

    A vingt-trois heures, alors qu’ils étaient sur le point d’aller se coucher eux aussi, un cri terrible a résonné dehors. Après un bref sursaut, ils se sont précipités pour voir ce qui se passait.

    Et mon père a ramené le Père Ronan à la maison.  Celui-ci était terrorisé, claquait des dents involontairement en tremblant de tous ses membres. Quand il fut enfin calmé, mon père lui demanda ce qui lui était arrivé… Mais avant de lui répondre, celui-ci exigea ma présence.

    Ma mère vint donc dans ma chambre, m’aida à me rhabiller rapidement, et nous redescendîmes dans la cuisine. Quand il me vit, il s’avança et avoua d’une voix blanche :

    « Mon enfant, je vous demande pardon d’avoir douté de votre sincérité. »

    Et comme mon père le regardait, ébahi, il expliqua :

    « Je marche depuis plus d’une heure et, la fatigue commençant à se faire sentir, j’avais décidé de couper par le sentier qui longe le lavoir. Pauvre de moi, si j’avais su !...

    J’avançais tranquillement, récitant le rosaire, quand un chant plaintif me fit sortir de ma méditation. Je m’approchais, sans me douter de ce qui m’attendait et là, horreur ! Je la vis, agenouillée en train d’essorer frénétiquement de petits linges.

    LE LAVOIR MAUDIT ... OU LE PÉCHÉ DE MORGIANE

    Quand elle m’aperçut, elle s’avança vers moi et me les tendit, les mains ruisselantes de sang, en criant :

    « Pitié pour eux, saint homme, car pour moi, c’est trop tard ! La damnation est mon partage. Mais eux ne sont que mes victimes innocentes. Un prénom et le baptême, pour que ces petits voient la lumière divine et non plus l’obscurité des Limbes ! 

    J’ai alors hurlé, et elle a disparu quand je me suis signé. »

    Il essuya la sueur qui coulait abondamment sur son visage.

    « Qui avez-vous vu ? De qui parlez-vous donc ? » demanda mon père.

    « Je parle de Morgiane ! Visiblement condamnée à être une Kannerez Noz, jusqu’à la consommation des siècles. »

    Mes parents se signèrent gravement en entendant évoquer, si près de chez eux l’éventuelle présence, invisible mais ô combien indésirable, d’une lavandière de nuit.

    J’ai vu mon père se diriger ensuite vers la cuisine, puis il est revenu avec des petits verres et la bouteille de cordial, en disant :

    « Buvez ça, Monsieur le Curé, pour vous remettre de vos émotions ! »

    Puis, comme s’il était seul, il ajouta :

    « Qui aurait jamais pu imaginer une chose pareille ! Morgiane… une faiseuse d’anges ! »

    Et il regarda le prêtre, stupéfait. Celui-ci lui répondit :

    « Personne d’autre que nous ne doit savoir ! Il est inutile de l’exposer à l’infamie, maintenant qu’elle est morte. Elle a eu sa juste punition. »

    Après un profond soupir, il me dit :

    « Essayez d’oublier tout cela, mon enfant ! Et encore une fois, pardonnez-moi d’avoir douté de vous ! »

    « Il ne manquait pas de toupet, celui-là ! lança Maeven, furieuse. Après t’avoir fait passer pour une menteuse, il s’excusait en douce et en plus, il réclamait le secret ! Moi, à ta place, j’aurai refusé et tout balancé à la première occasion, devant tout le monde. »

    Gwenaëlle lui répondit calmement :

    « J’ai obéi en me disant que tôt ou tard, d’autres la verraient sans doute aussi. On ne contrôle pas ces choses là, ma petite ! Et j’ai eu raison encore une fois, mais pas de la manière que je croyais. »

    « Que veux-tu dire, grand-mère ? »

    « Morgiane était riche, et avait été enterrée dans la chapelle funéraire construite par ses parents. Une porte en fer, joliment ouvragée, en fermait l’accès mais, à travers la grille, on pouvait voir sur le petit autel la statuette de la Vierge des 7 Douleurs près du crucifix, un vase contenant des fleurs, changées très régulièrement, et une veilleuse perpétuelle qui brûlaient à leurs mémoires..

    C’est Pierrick, le gardien du cimetière, qui en possédait la clé et qui veillait à son entretien. Quand il s’y est rendu, quinze jours après, il a eu un malaise en voyant le prodige. »

    « Le prodige ? » demanda Maeven, intriguée.

     Oui. Et celui-là, il n’est pas passé inaperçu. Les anciens en parlent encore…. Mais les jeunes dans ton genre y trouveraient sans doute une explication naturelle, encore que !... » dit-elle malicieusement.

    « Vas-y, ne me fait pas languir ! » supplia l’adolescente, devant le silence amusé de l’aïeule.

    « Une inscription y était gravée, qui semblait avoir été tracée par une main de feu. Elle disait :

    « Ci-gît Morgiane, diablesse habilement cachée sous un visage d’ange. Fausse vierge, parjure de ses vœux sacrés, 27 fois homicide ! »

    « Pauvre Curé qui voulait garder le secret ! se moqua Maeven. Moi, à sa place, j’aurais vite fait remplacé la porte, et le tour était joué. »

    « C’est ce qu’il a fait, figure-toi ! Mais le phénomène étrange s’est reproduit. Trois fois il a changé la porte, trois fois la phrase est réapparue. Alors Maeven, as-tu une explication logique à me proposer ? »

    « Pour sûr, voyons ! Quelqu’un savait, voilà tout… et il a manigancé tout cela pour que tout le monde soit au courant, car il détestait l’hypocrisie. »

    « Tu ne changeras pas d’avis, hein ! termina Gwenaëlle, en rangeant le dernier torchon dans son panier. Toujours ta logique ! »

    « Je te rappelle que j’ai seize ans. Eh oui, grand-mère ! lui répondit-elle gentiment. Je ne crois plus aux contes et aux légendes. Heureusement d’ailleurs ! Car celle-ci est effrayante. Pour un peu, je m’y serais laissé prendre. »

    Elles se saisirent du panier alourdi, refirent lentement le chemin en sens inverse, et Maeven ne put s’empêcher de sourire, encore une fois, en voyant sa grand-mère se signer, lors d’une petite halte, non loin du lavoir réputé maudit par elle.

    L’adolescente passa le reste de l’après-midi à lire, à l’ombre du chêne qu’elle avait quitté un peu plus tôt pour aider la vieille dame.

    A la nuit tombante, Gwenaëlle barricada soigneusement les portes et les volets, puis servit le souper. A 21 heures, Maeven fatiguée l’embrassa, et monta l’escalier qui menait à sa chambre, jadis occupée par sa grand-mère.

    A la mort de ses parents en effet, Gwenaëlle, déjà veuve, était revenue vivre dans la maison de son enfance. Elle dormait maintenant dans la chambre parentale, à l’autre bout du couloir du premier étage.

    En refermant la porte, Maeven éprouva un drôle de frisson, l’étrange sensation que les rôles s’inversaient, et que l’histoire était sur le point de se répéter.

    Certes elle était un peu plus âgée que Gwenaëlle à l’époque, et le mois de juin était fini. Pourtant, elle ne parvint pas à se détendre complètement. Dans le noir, l’adolescente se raisonna.

    « Allons Maeven, tu n’es plus une enfant ! »

    Avant de reconnaître, en son for intérieur :

    « Ma grand-mère est une conteuse fabuleuse, puisque j’ai failli  croire à son histoire quelques instants. Dieu merci, ce n’est qu’une légende, qu’un ou une farceuse aura su habilement mettre à profit pour dévoiler le pot aux roses… de façon sinistre, j’en conviens ! »

    Et elle s’endormit sur cette pensée.

    Des bruits sourds et réguliers la tirèrent du sommeil beaucoup plus tard. Quelle heure pouvait-il être ?

    Elle tendit l’oreille. Il lui sembla alors entendre le murmure d’une voix féminine, mais les coups frappés avec rage la couvraient par instant. Maeven sortit alors très lentement de son lit, se dirigea vers la fenêtre que les volets fermaient, en disant :

    « Tu auras beau déguiser ta voix, tu n’arriveras pas à m’effrayer, grand-mère. Arrête ce petit jeu stupide, veux-tu ! »

    Elle allait ouvrir ceux-ci, quand un bruit de pas précipités suspendit son geste. Quelques secondes plus tard, la porte de sa chambre s’ouvrit brutalement sur une Gwenaëlle livide d’angoisse.

    « N’ouvre pas, je t’en conjure ! Ce n’est pas moi qui fais tout ce bruit pour essayer de te convaincre. Mais c’est la pleine lune … et elle est revenue ! » ajouta-t-elle, en entraînant Maeven hors de la pièce.

    L‘adolescente la suivit, effrayée. Si ce n’était pas sa grand-mère qui était à l’origine des bruits sourds qu’elle venait d’entendre, alors de quoi ou de qui provenaient-ils ?

    Et pendant que, blottie tout contre l’aïeule, Maeven avait peur d’avoir trop bien deviné, le chant spectral continua de résonner, entrecoupé par les coups réguliers du battoir, au clair de lune.

    LE LAVOIR MAUDIT ... OU LE PÉCHÉ DE MORGIANE

    LE LAVOIR MAUDIT ... OU LE PÉCHÉ DE MORGIANE

     

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  • Commentaires

    1
    Jeudi 13 Août 2020 à 11:26

    Bonjour Garance,

    Une nouvelle histoire magnifique (que je reviendrai lire en entier).

    J'espère que tu vas bien.

    Ici, en région parisienne, la canicule était difficile à supporter, donc je n'ai pas

    allumé mon pc pendant plusieurs jours.

    C'est difficile quand on ne peut pas partir.

    Passe une belle journée, à bientôt.

    Bisous.

      • Jeudi 13 Août 2020 à 19:33

        Bonjour Ploom !

        Merci de ton aimable commentaire. J'espère que tu reviendra la lire entièrement et, pourquoi pas, la recommenter ensuite.

        Ici en Limousin il a fait étouffant toute la semaine .... seule la journée d'aujourd'hui a été plus supportable, les températures ayant baissés à la suite d'un gros orage tombé cette nuit.

        Belle soirée à toi et à tes proches.

        Garance

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