• Assise près de la fenêtre du salon, Liliane finir de lacer ses souliers vernis. Elle regarda les nuages gris qui filaient, rapides, poussés par un vent visiblement vif déjà.

    C'était un vendredi, jour de marché. La rentrée des classes avait eu lieu la semaine précédente et la rue, jusqu'alors remplie de cris d'enfants, était vide et silencieuse. Les feuilles des arbres avaient pris leurs teintes ocre et rouge. L'automne était bien là !

    UNE GUERISON MIRACULEUSE

    Elle soupira en pensant qu'il faudrait bientôt rallumer la cheminée et qu'elle serait de corvée de bois, comme à chaque mauvaise saison depuis dix ans. Un sentiment de lassitude se peignit sur son visage. Puis elle se leva et se dirigea vers la cuisine où Roland, son époux, finissait de déjeuner.

    "Que veux-tu que je te ramène pour midi ?"

    Celui-ci leva à peine les yeux de dessus son bol de café fumant.

    "Ramène-moi donc des moules .... et n'oublie pas les bouteilles de vin blanc qui va avec. C'est le plus important !"

    Liliane lui lança un regard noir et répliqua :

    "Tu sais pourtant ce que t'as recommandé le médecin la semaine dernière. Tu devrais lever le pied au lieu du coude, si tu veux t'éviter des ennuis. Dans une semaine, tu dois faire ta prise de sang. Ton taux de Gammas GT va encore augmenter ... et Hector va râler !"

    "Il en a de belles, lui ! rétorqua son mari, vexé. Les toubibs sont des empêcheurs de bien vivre ... Il peut parler, tiens ! Et la cigarette alors ! C'est pas mauvais ça ? Il fume comme un pompier. Je voudrais pas être à la place de ses poumons ... Et puis moi, je ne fais que me servir intelligemment des organes que le Bon Dieu m'a mis dans la carcasse. Mes veines caves, au moins, elles servent ! J'ai de la réserve."

    Ses yeux bleus la toisaient, ironiques.

    "Ah Ah ! Tu te crois drôle ? Continue comme ça mais je te préviens : ne compte pas sur moi pour te soigner si tu tombes malade. J'en ai marre d'être ta bonne!"

    Et, s'emmitouflant dans son écharpe, elle prit son sac, les clefs de l'Opel bleu nuit et sortit en bougonnant.

    Fier de son effet, son mari termina, solitaire, son petit déjeuner et sortit lui aussi au jardin.

    §-§-§-§-§-§

    UNE GUERISON MIRACULEUSE

    "Et avec ça, qu'est ce que je vous sert ?" lança le poissonnier à Liliane d'une voix sonore.

    "Mettez-moi donc deux kilos de moules. Elles ont l'air excellentes."

    "Vous ne trouverez pas plus frais ! Cuites au vin blanc avec persil et échalotes, c'est un régal pour accompagner des frites."

    "C'est ce que je compte faire ce midi" dit-elle en sortant son porte-monnaie. Après avoir payé la marchandise, elle continua son marché et termina par une pause gourmande dans son salon de thé préféré.

    C'est en sortant de l'établissement qu'elle croisa Sylviane, son amie d'enfance.

    "Tu n'as pas l'air très en forme !" lui fit remarquer celle-ci.

    "Non! avoua Liliane d'une voix lasse. Entre mon époux et moi, rien ne va plus. Avant sa retraite, c'est son métier de chauffeur-livreur qui mettait souvent de la distance entre nous. Maintenant c'est la bouteille. Maudite maîtresse !"

    "Tu as beaucoup trop de patience avec lui. Moi, à ta place, je claquerais la porte et je le laisserais avec sa "maîtresse". Cela m'étonnerais fort qu'elle lui fasse son repas le midi, le repassage et le reste ..."

    "Si j'étais seule, je le ferais volontiers. Mais il y a mes enfants. Que vont-ils en penser ?"

    "Ne te cherche pas d'excuses ! Tes enfants sont grands maintenant. Il est plus que temps que tu penses un peu à toi."

    Le regard de Liliane se perdit quelques instant dans le vague.

    "Cela va sans doute t'étonner, mais je l'aime malgré tout. Je lui ai donné ma parole et juré fidélité le jour de notre mariage, et je ne serai jamais parjure à mon serment."

    Après un court instant, elle continua :

    "Si seulement il acceptait de m'écouter et arrêtait de boire autant ! C'est cela qui crée la ruine dans notre maison. Tant qu'il n'a pas sa dose, il est désagréable et une fois qu'il l'a,  soit il dort, soit il part ... et qui sait comment il se comporte dehors !" reprit Liliane en baissant la tête.

    "L'alcool, ça n'amène rien de bon! Si j'étais croyante, je dirais que c'est un piège du diable pour attirer ceux qu'il convoite en enfer ... avec leurs proches s'il le peut ! Ne te laisse pas prendre dans ses filets maudits. Va-t'en donc tant qu'il est encore temps ! Après toutes ces années de galères, tu as droit au bonheur toi aussi."

    Liliane hocha lentement mais négativement la tête.

    "Tu vine d'évoquer le diable ... Mais moi, je crois aussi et surtout en Dieu. Et j'espère qu'il finira par m'accorder le miracle que je lui demande depuis un an maintenant."

    "Moi je ne crois en rien, sauf en moi-même, et ça m'évite ainsi d'être déçue. Et tu ferais mieux de te ranger à mon avis ... ça t'évitera bien du chagrin pour rien !" reprit Sylviane tout en se dirigeant vers le car qui venait d'arriver sur la place.

    "Je te promets d'y penser !" dit Liliane en regagnant sa voiture. Quelques secondes plus tard, le bruit du moteur du car couvrit celui de l'Opel. Elles démarrèrent presque en même temps, pour se séparer quelques minutes plus tard, au carrefour du coin de la rue.

    §-§-§-§-§-§

    Le chemin du retour fut vite parcouru par Liliane. Celle-ci se gara facilement, mais sortit en soupirant de sa voiture. La lassitude la saisit. Les paroles de son amie lui revinrent brutalement en mémoire. Et si elle avait raison ! Après tout, rien ne l'obligeait à vivre ainsi. Elle secoua la tête pour chasser ses idées noires, puis ouvrit sa porte d'entrée. Sa maison lui parut soudain grande et froide.

    Liliane défit rapidement son manteau, posa son sac et se dirigea vers la cuisine silencieuse. Elle sortit le fait-tout, alluma sa gazinière et prépara les moules qu'elle avait ramené du marché avec le vin blanc.

    Pendant que les moules cuisaient, Liliane éplucha rapidement quelques pommes de terre, puis les tailla en frites fines avant de les jeter dans leur bain d'huile bouillante. En attendant la fin de leur cuisson, elle dressa la table, vérifia d'un rapide coup d'œil que tout était en place dans le salon, avant d'appeler son époux pour le repas.

    Celui-ci arriva quelques minutes plus tard. Les pas lourds et hésitants firent très vite comprendre à Liliane que son époux s'était de nouveau adonné à son triste penchant. en le voyant ainsi, le dégoût et la colère prirent le dessus sur l'affection qu'elle avait à son égard.

    " Qu'est-ce que ça t'apporte de boire ainsi ? lui fit-elle remarquer en lui remplissant son assiette. Tu n'en as pas besoin ... Arrête, pour l'amour de Dieu ! Arrête ou alors ..."

    "Ou alors quoi ? éructa-il. Tu feras quoi, t'iras où ? T'as jamais été capable de vivre sans moi depuis que tu m'as épousé."

    Il hoqueta, avant de manger bruyamment sans plus faire attention à elle. Liliane ravala sa colère, et le repas se termina dans le silence le plus complet.

    Elle débarrassa ensuite la table, fit la vaisselle machinalement tandis qu'au salon, son époux profitait du canapé pour faire sa sieste quotidienne.

    §-§-§-§-§-§

    Il émergea du sommeil aux environs de quinze heures, la bouche pâteuse, le regard vide. Cinq minutes s'écoulèrent avant qu'il ne reprenne vraiment contact avec la réalité des choses.

    Sa casquette avait glissé pendant son sommeil, pour tomber à ses pieds. Il la ramassa maladroitement, la remit sur sa tête, avant de se mettre debout.

    Il jeta un coup d'œil à la cuisine, s'attendant à y trouver sa femme, mais celle-ci était vide. Ses appels résonnèrent dans le silence, en vain. Surpris, il accéléra le pas, fit le tour des pièces, jeta un coup d'oeil au jardin mais ne trouva visiblement nulle trace de sa présence.

    Il revint dans la cuisine où la vaisselle finissait de sécher et fit, cette fois-ci, minutieusement le tour de la pièce.

    C'est alors qu'il vit un morceau de papier rectangulaire, posé au centre de la petite table, et qu'un petit cendrier empêchait de tomber au moindre appel d'air.

    Il le prit, devenant soudain nerveux, le déplia et lut :

    "J'ai besoin de prendre un peu de recul, d'autant plus que tu ne veux visiblement pas me comprendre. Tu pourras me retrouver chez ma mère, quand tu auras vraiment pris ta décision à propos de l'alcool !"

    Au fur et à mesure de la lecture, son visage avait pâli tandis que ses mains se crispaient violemment.

    "La garce ! lança-t-il en froissant le papier, avant de le lancer nerveusement devant lui. Si elle croit que son foutu billet va m'influencer ..."

    D'un pas décidé, il se dirigea vers le réfrigérateur, prit une bière qu'il décapsula vivement avant de l'avaler d'un trait.

    "A ta santé chérie !" lança-t-il avant de roter bruyamment. Il continua son dialogue avec l'invisible présence de Liliane.

    "Puisque tu t'es réfugiée dans les jupes de ta mère, moi, je vais rejoindre mon Q.G et finir joyeusement le journée."

    Et sur ces paroles, il replaça sur sa tête sa casquette qui, sur le coup de la colère, était tombée à ses pieds, prit sn double des clés du logis qui était suspendu à un élégant porte-clefs mural, et sortit en claquant la porte.

    §-§-§-§-§-§

    Une dizaine de minutes plus tard, la porte du petit bistrot s'ouvrit sur un homme visiblement déjà bien énervé.

    "Tiens, voilà le plus beau ! Il ne manquait plus que toi pour soutenir le comptoir."

    "C'est malin ça ! rétorqua-t-il, vexé. Au lieu de l'ouvrir pour ne rien dire, fais donc marcher tes bras, et sers-moi une mousse bien fraîche !"

    Le patron s'exécuta aussitôt.

    Au fil des heures et de l'alcoolisation croissante de Roland, celui-ci apprit le départ de l'épouse, lassée des frasques d'un époux autoritaire et violent. Il essaya de le calmer et lui dit : "Tu devrais peut-être réfléchir. Elle n'a pas tort, tu sais ! ça doit lui être pénible de ne plus rien avoir à partager avec toi."

    " C'est mon seul plaisir sur terre ... le seul que Dieu m'ait accordé, alors arrêter ... A ma mort, et pas avant ! Son miracle, elle peut l'attendre encore longtemps."

    "En attendant moi, je ne peux plus te servi. Tu as assez bu pour aujourd'hui. Retourne donc chez toi ! " lui dit le patron en le poussant sans ménagement vers la porte.

    Roland sortit en bougonnant, mais sans faire d'esclandre.

    Quelques minutes plus tard, deux adolescents farceurs décidèrent alors de lui jouer un tour. Ils prirent le raccourci menant au calvaire qui indiquait au soulard le chemin du domicile familial ... et le plus mince se glissa derrière la croix.

    UNE GUERISON MIRACULEUSE

    Quand Roland passa, il marqua un petit temps d'arrêt, tituba, puis ôta maladroitement sa casquette et salua la statue du Crucifié d'un sonore : "Bien le bonsoir à toi !"

    Aussitôt, une voix qu'il crût, dans sa beuverie, sortie de la bouche divine lui répondit sèchement : "Tu ne m'intéresses plus. Passe ton chemin, ignoble ivrogne !"

    Cette farce fit sur Roland l'effet d'un violent coup de foudre. Effrayé et tremblant, il quitta les lieux de toute la vitesse que lui permettait ses jambes flageolantes, et se rua dans le couloir de son logis en fermant la porte à double tour. Sa femme l'attendait avec fatalisme.

    Le voyant aussi blanc qu'un morceau de craie, en sueur et tremblant, elle l'assit sur le canapé et lui dit : "Veux-tu que j'appelle la médecin ? Tu n'as pas l'air bien du tout."

    Avant d'ajouter tout bas : "Mais quand vas-tu t'arrêter de boire ?"

    Boire .... Le mot lui rappela la voix entendue quelques minutes plus tôt.

    "Ah ! cria-t-il. Ne me parle pas de cela ... Il m'a rejeté, maudit pour avoir abusé de sa patience autant que des bouteilles. J'ai peur ! Qu'est-ce qui va m'arriver, dis ?" continua-t-il tout en s'accrochant aux bras de son épouse.

    "Que marmonnes-tu ? Calme-toi donc ! " répondit-il en essayant de se dégager de l'étreinte qui lui faisait mal. Et comme il continuait de s'accrocher en bredouillant des paroles inintelligibles, elle le repoussa en disant :

    "De quoi parles-tu donc ? Je ne comprends rien à ton délire."

    Et comme il bredouillait : "Le Christ du Calvaire ... il a répondu à mon salut .... en colère ...", Liliane le regarda, l'air navré.

    "Mon pauvre ami, tu délires ! Te rends-tu compte où l'alcool t'a mené ? Calme-toi, reste-là, j'appelle Hector, lui saura quoi faire !"

    Le laissant sur le canapé, elle sortit dans le couloir, referma la porte et appela son médecin, lui expliquant la situation en le suppliant de venir en urgence.

    "Cela ressemble fort à une crise de delirium, essayez de le calmer, j'arrive !"

    Liliane obéit à l'ordre médical, et essaya de calmer son époux comme elle pût.

    "Te rends-tu compte de ton état ! le sermonna-t-elle doucement. Il te faut ralentir, si tu ne peux pas te passer totalement de boire, au moins ... Tu délires ! Il ne manquait plus que cela."

    "Ah, pour ça, j'arrête, oui ! Et dés aujourd'hui."

    Et après plusieurs hoquets, il continua plus bas :

    "Il m'a parlé ... je te ... jure ! hic ! Pas content, il n'est pas content du tout ! C'est promis, j'arrête. Va lui dire toi, que j'arrête ... Il t'écoutera !"

    Elle le regarda, et secoua tristement la tête en soupirant :

    "Mon pauvre ami, tu deviens fou !"

    "Fou ? Non, je ne le suis pas ... Non !"

    Il sursauta en entendant la sonnette d'entrée, recula, apeuré, suppliant sa femme :

    "Lui ouvre pas ! Je t'en prie ... Je ne supporterai pas plus sa présence que sa voix !"

    Liliane haussa les épaules et partit ouvrir au médecin.

    "Venez vite, il délire ... Je n'arrive plus à le calmer."

    Le médecin entra au salon, l'examina sommairement avant de sortir une seringue de sa mallette. Puis tout en lui parlant, il lui injecta un calmant puissant. 

    Quelques minutes plus tard, l'époux assoupi, il téléphona à l'hôpital et demanda son admission en service d'alcoologie, arguant une crise de délirium aigu.

    §-§-§-§-§-§

    Quand Roland se réveilla quelques heures plus tard, la première personne qu'il vit fut le psychiatre du service. Malgré tous ses efforts, il ne réussit jamais à le convaincre de sa bonne foi ... et pour cause ! Son passé d'alcoolique ne plaidait pas en sa faveur.

    Il sortit pourtant quelques semaines plus tard, avec un traitement psychiatrique et un suivi imposé par les médecins ... pour éviter d'éventuelles rechutes.

    il n'y en eut pas ... car Roland, restant autant choqué que convaincu de l'ingérence divine dans son existence, ne toucha plus jamais à un verre d'alcool.

    Cette guérison "miraculeuse" fit des gorges chaudes au village .... mais personne jamais ne sut qui était celui qui, croyant faire une bonne blague, permit à un couple de vivre enfin en paix et en bonne entente.

    UNE GUERISON MIRACULEUSE

     

     

     

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  • LE LAVOIR MAUDIT ... OU LE PÉCHÉ DE MORGIANE

    La porte de la buanderie grinça, et ce bruit fit sursauter Maeven qui somnolait, le dos calé contre le gros tronc de chêne qui la protégeait de l’ardeur du soleil d’été.

    « Que fais-tu donc, grand-mère ? » lui demanda-t-elle, en s’approchant de l’obscur réduit entrouvert.

    La voix, douce mais ferme encore, lui répondit :

    « Je remplis mon panier. Il ne faut pas attendre de ne plus avoir de vêtements propres pour aller au lavoir, ma belle ! Le soleil brille aujourd’hui, alors j’en profite. Ainsi, ce soir, tout sera sec et bien rangé. »

     Laisse-moi t’aider ! » proposa gentiment l’adolescente. Et sans attendre de réponse, elle se saisit du lourd panier d’osier qui encombrait les mains de l’aïeule, et gênait sa marche.

    « Fais attention car il est lourd ! Ne va pas te casser les reins, alors que tes vacances commencent à peine… Ce serait trop bête de les gâcher ainsi. »

    « Grand-mère ! répliqua Maeven en souriant, je ne suis plus un bébé. Dois-je te rappeler que j’ai seize ans ? »

    « Seize ans… Ah !... Si je les avais encore ! » soupira Gwenaëlle, en refermant la porte derrière elle. Elle se retourna et ses yeux de saphir se posèrent avec fierté et un brin de nostalgie sur son unique petite fille.

    L’aïeule eut, l’espace d’un instant, l’étrange sentiment de se trouver face à son double enfantin. Même regard franc, mêmes longs cheveux blonds et épais. Seule différence au tableau : une lourde barrette les attachait, alors qu’au même âge, Gwenaëlle portait déjà le chignon sous sa haute coiffe bigoudène. La voix claire de Maeven rompit le charme, et la fit revenir au présent.

    « Alors grand-mère, on y va ? »

    « D’accord ! lui répondit celle-ci en souriant. Mais il va falloir marcher un peu. T’en sens-tu le courage ? »

    « Bah ! Le lavoir n’est pas loin » objecta l’adolescente, en haussant légèrement les épaules. Et elle se saisit de l’anse. Gwenaëlle l’imita sans ajouter un mot, puis elles sortirent de la maison.

    Le parfum des rosiers sauvages embaumait l’air, et le chant des oiseaux résonnait dans les arbres de la forêt toute proche.

    Maeven, d’habitude si vive, essayait de calquer son pas sur celui de sa grand-mère. Celle-ci avait récemment fêté ses soixante-dix printemps, et seuls ses doigts déformés par les rhumatismes trahissaient son âge. Sa démarche était certes un peu plus lente, mais restait assurée. Tout en marchant, Maeven demanda :

    « Me permettras-tu, grand-mère, une fois arrivée, de faire la lessive à ta place ? »

    Gwenaëlle objecta doucement :

    « C’est fatiguant, sais-tu ! Mais que dis-je… non, tu ne peux pas savoir. Les temps changent cependant, et c’est heureux pour toi, ma douce. Ta mère, dans sa dernière lettre, m’a dit que dans les grandes villes, il existe maintenant des machines à laver. Elle rêve d’en avoir une au prochain Noël. Comme je la comprends ! » soupira-t-elle.

    « Laisse-moi essayer, au moins ! » insista la jeune fille, en lui souriant.

    « Pour toi c’est un jeu, hein ! reprit malicieusement Gwenaëlle. Et bien soit, je te l’accorde… mais attends avant de me remercier ! Ça m’étonnerait fort que tu l’apprécies longtemps… »

    Cinq cent mètres à peine les séparaient de la maison, quand le petit lavoir apparut aux yeux de Maeven.

    LE LAVOIR MAUDIT ... OU LE PÉCHÉ DE MORGIANE

    « Nous sommes presque arrivées, grand-mère ! J’ai hâte de commencer. »

    Sa voix était joyeuse. Aussi, elle s’étonna en voyant le visage de l’aïeule se fermer brutalement alors que, visiblement, elles touchaient au but.

    « Tu ne te sens pas bien ? » demanda-t-elle, inquiète de la pâleur soudaine de sa grand-mère.

    « Si ! Ça va… mais ça ira encore mieux, dés que je me serais éloignée de cet endroit maudit. »

    Et elle hâta le pas, sans s’arrêter.

    « Mais, grand-mère ! objecta Maeven, stupéfaite autant par le refus catégorique que par la réaction de l’aïeule, qui s’était signée trois fois, en s’écartant du sentier qui y menait. Grand-mère, où m’emmènes-tu ? Explique-moi au moins ! »

    « Oui, tout à l’heure… Mais hâtons-nous, veux-tu ! Dieu merci, notre village a construit, depuis lors, un deuxième lavoir. Et c’est là que je t’emmène. »

    Maeven peinait maintenant à suivre le pas, redevenu si rapidement vif. Les joues en feu, le souffle court, l’adolescente demanda quelques minutes plus tard :

    « Grand-mère, dis, on ne pourrait pas faire une petite pause ? Je sens une crampe me mordre le mollet et le bras. »

    L’aïeule ralentit l’allure, après s’être assurée que le lavoir n’était plus en vue.

    « Vous autres jeunes n’êtes guère résistants ! constata-t-elle d’une voix moqueuse. Un peu de courage, ma belle ! Du reste, je t’avais prévenue qu’il te faudrait marcher, quand tu as voulu m’accompagner. »

    Elle rit en voyant le visage cramoisi de sa petite fille.

    « C’est encore loin ? » demanda celle-ci, dés que l’aïeule eut posé le lourd panier d’osier.

    « Non ! Dans cinq minutes, on y est. Disons dix, compte-tenu de ta fatigue. »

    Et ses yeux bleus pétillèrent de malice.

    « Mais pourquoi diable t’obstiner à aller si loin, alors que le premier lavoir est tout près de la maison. » reprit celle-ci.

    « La réponse est comprise dans ta question, ma petite ! L’endroit lui appartient depuis cinquante-huit ans… Cela remonte au décès de Morgiane ! » finit-elle, d’une voix presque inaudible.

    Le visage de Maeven refléta tout à la fois la curiosité et le doute amusé, suite à cet aveu.

    « Voyons, grand-mère ! Tu ne vas pas me dire que tu crois encore à ces superstitions, dignes du Moyen-âge ! »

    Sa voix était à la fois moqueuse et désolée. Elle s’arrêta net en constatant que celle-ci la regardait gravement.

    « Ne te moque pas, veux-tu ! Respecte la foi, pour ne pas attirer le malheur sur toi. »

    « Mais mamie ! » reprit-elle.

    Maeven n’eut pas le temps de terminer sa phrase, car l’aïeule l’interrompit, sévère.

    « Fais-moi confiance ! L’expérience m’a prouvé que ce que je te dis en ce moment est vrai. Dieu te préserve d’en vivre un jour une semblable, mon enfant ! »

    Gwenaëlle la serra contre elle en un geste protecteur, avant de déposer un baiser sur son front. Non loin de là, le murmure de l’eau se fit entendre.

    LE LAVOIR MAUDIT ... OU LE PÉCHÉ DE MORGIANE

    « Encore quelques pas et tu vas pouvoir jouer à la lavandière ! » dit-elle, en esquissant un sourire. Le mécontentement avait disparu, et son visage avait repris sa douceur habituelle. Maeven lui sourit tendrement.

    Elle aimait les vacances qui lui permettaient de revenir près de sa grand-mère. Oubliées pendant quelques semaines la grande ville, ses bruits et les études ! Elle avait besoin de ces moments de paix qui lui permettaient de décompresser, loin de ses parents. Comme tous les adolescents, elle avait souvent le sentiment d’être incomprise, surtout de son père.

    Il avait fallu batailler ferme pour lui arracher l’autorisation pour celle-ci d’aller au collège. Mademoiselle Gaëlle, l’institutrice, s’était d’abord heurté à un refus catégorique quand elle l’avait proposé, après que Maeven ait obtenu le certificat d’études, avec tous les honneurs.

    Son excellente mémoire lui avait permis de réussir l’examen tant redouté sans peine. Elle avait même eu une médaille, car elle avait devancé tous les autres élèves de sa région. Cela ne s’était jamais produit auparavant, et Monsieur le Préfet en personne avait fait le déplacement pour lui remettre le diplôme et la médaille, créée pour l’occasion.

    « Elle en sait suffisamment pour devenir une honnête épouse avait dit son père. Et de toute façon, je n’ai pas les moyens. »

    Celle-ci ne s’était pas résignée. Elle aimait son élève, qui lui avait confié son rêve de devenir institutrice, un soir, après le départ des autres jeunes dont elle avait aussi la charge.

    Alors, Mademoiselle Gaëlle, connue de tous pour sa réserve, avait osé solliciter par courrier une aide exceptionnelle pour sa protégée à Monsieur le Maire. Touché, celui-ci avait personnellement téléphoné au préfet, espérant ainsi obtenir un secours plus conséquent pour la jeune protégée de l’institutrice. Il avait reçu, quelques semaines plus tard, la réponse positive tant espérée.

    Pourtant, quand ils étaient revenus voir les parents de Maeven, la réponse du père resta la même. Et il entra même dans une terrible colère contre ces femmes qui voulaient faire les savantes. Il avait fallu l’intervention de Gwenaëlle, pour qu’il cède enfin.

    « Égoïste ! lui dit-elle alors. Tu n’es qu’un égoïste, ingrat de surcroît envers la Providence qui t’a donné une enfant intelligente. Tu n’as pas les moyens c’est vrai, mais Dieu, qui peut tout, a fait en sorte qu’ils te soient donnés. C’est donc un signe de Sa Volonté et, si tu vas contre, il t’arrivera malheur, mon fils ! »

    Yvon avait baissé la tête, et apposé ensuite en silence sa signature en bas du formulaire d’inscription de Maeven. Puis, il avait tourné les talons et était sorti, en claquant la porte. Sa femme, Soizic, avait également baissé la sienne, honteuse et désolée. Quand les visiteurs étaient enfin partis, elle s’était approchée de sa belle-mère pour la remercier.

    « Tu n’as pas à le faire ! avait simplement répondu celle-ci. Ma petite-fille est douée, il n’aurait pas été juste de briser ses désirs. Elle réussira oui, et elle au moins ne sera pas obligée de s’abîmer les genoux et les mains au lavoir, pour manger à peu près à sa faim. »

    La vue de la pierre polie par les ans ramena Gwenaëlle à la réalité.

    « Tu rêvais encore ! » lui fit remarquer l’adolescente, en riant de bon cœur devant le visage de l’aïeule, gênée de s’être laissé surprendre. Posant le panier, elle continua :

    « Tu me montres comment faire et ensuite, tu t’assois là ! »

    Et elle désigna d’un geste le coin d’herbes où poussaient les fleurs sauvages.

    « Bien, jeune fille ! Comme tu voudras ! »

    Gwenaëlle sortit la planche de bois, le gros savon et le battoir, et installa le tout sur la pierre qui affleurait l’eau. Elle ôta du panier le premier jupon, le trempa dans l’onde puis, le reposant sur la planche, elle le savonna jusqu’à ce qu’une mousse épaisse en cache la couleur. Prenant le linge, elle le frotta contre la planche et le battit vigoureusement, avant de le rincer et de le retourner en tout sens pour vérifier sa propreté. Quand le résultat lui parut satisfaisant, elle l’essora soigneusement avant de l’étendre, à portée de main et de regard.

    « J’ai compris, grand-mère ! Maintenant, tu me laisses ta place, je m’occupe de tout. »

    Maeven avait repris son petit ton de commandement qui la fit sourire.

    « D’accord, je t’obéis ! dit-elle en s’écartant. Quand tu seras fatiguée, fais-moi signe ! »

    « Pour qui tu me prends ! Je t’ai déjà dit tout à l’heure que je n’étais plus un bébé. »

    Et sans plus attendre, Maeven commença la lessive. Tout en travaillant d’abord énergiquement, la jeune fille insista.

    « Pourquoi donc, mamie, as-tu qualifié le lavoir qui est situé tout près de la maison comme un endroit maudit ? Serait-ce encore une de ces légendes dont la région est friande ? »

    Le visage de l’aïeule se referma, ainsi que l’aurait fait une huître.

    « Une légende ? Non hélas, ce n’en est pas une. Je peux te l’assurer, et pour cause : j’en ai été le premier témoin. Maudite nuit que celle-là ! » soupira-t-elle plus bas, comme pour elle seule.

    Piquée par la curiosité, Maeven en avait oublié le linge reposé sur l’étroite planche, et qui semblait attendre que des mains besogneuses veuillent bien l’essorer.

    Gwenaëlle se releva et lui dit d’un ton taquin :

    « Et mon linge… il va se laver tout seul ? »

    Maeven, les joues et les mains rougies par l’effort qu’elle venait de fournir, lui répondit :

    « Il fait beau, on a le temps… rien ne presse ! »

    « Non, non, jeune fille ! Le travail d’abord ! A moins que tu ne sois déjà fatiguée. En ce cas, laisse-moi faire ! J’ai l’habitude moi, pas toi. »

    L’adolescente baissa la tête et avoua :

    « Je ne me doutais pas de la dureté de ce travail. J’ai des crampes aux bras à force de frapper, et regarde ! Cette tâche ne veut pas partir. »

    « Il ne faut pas avoir peur d’user le savon, fillette ! Sinon, le linge reste sale. Recule-toi, et laisse-moi reprendre ce travail, j’en ai l’habitude, va ! » dit-elle en l’embrassant.

    La jeune fille ne se le fit pas dire deux fois. Elle s’assit dans l’herbe, et regarda sa grand-mère travailler. Ses gestes étaient encore énergiques, malgré le poids des ans qui devait certainement se faire parfois durement sentir.

    LE LAVOIR MAUDIT ... OU LE PÉCHÉ DE MORGIANE

    Profitant de ce moment d’intimité, elle remonta, pour Maeven, le cours de son plus terrible souvenir.

    « J’avais douze ans, et peu de temps avant, j’avais été admise à faire ma communion solennelle, avec tous ceux de mon âge. J’avais suivi le catéchisme, avec Monsieur le Curé d’abord, et ensuite Mademoiselle Morgiane avait pris le relais. Elle s’occupait tout particulièrement de la préparation des futurs communiants et  du patronage.

    C’était l’exemple vivant pour tout le village, à l’époque. Une sainte fille, qui avait fait le vœu de ne jamais se marier, pour mieux s’occuper de ses parents, et qui n’aurait jamais manqué la messe, les vêpres ou le salut du mois de Marie.

    Bref, on lui aurait donné le Bon Dieu sans confession. Quelle ironie ! » dit-elle, avec une moue involontaire de mépris qui étonna Maeven. Celle-ci l’interrompit.

    « Alors dans ce cas, pourquoi l’associer au lavoir que tu dis maudit ? Ça n’a pas de sens ! »

    « Attends, veux-tu ! Je n’ai pas encore fini. »

    Et elle reprit doucement, comme si elle craignait d’être entendue :

    « A la fin du mois de mai, elle a eu une attaque qui l’a laissée à moitié paralysée, et sa santé s’est très vite détériorée. Le 13 juin, elle est décédée, après avoir reçu les derniers sacrements. C’était un vendredi. »

    « Et voilà ! Quand je te disais qu’il y avait de la superstition là-dessous ! »

    Mais elle n’acheva pas sa phrase, un peu effrayée par le regard dur de sa grand-mère qui reprit :

    « On l’a enterrée le 16, avec tous les honneurs. Au prêche de la grand’messe, Monsieur le Curé a dit que notre peine devait s’apaiser avec la pensée qu’elle jouissait du Paradis, et continuerait à veiller sur nous de là-haut. Tout le monde l’a cru… et le croirait encore, si je n’avais pas eu la preuve du contraire, sans l’avoir cherché, très peu de temps après. »

    Elle s’arrêta un instant, essora vigoureusement le corsage avant de le lever, face à la lumière vive de ce beau milieu d’après-midi. Satisfaite, elle le posa dans le panier, se saisit d’un torchon qu’elle trempa dans l’eau, avant de recommencer la lessive.

    Devant le silence qui s’était de nouveau installé, Maeven insista :

    « Que s’est-il passé pour que cela t’ait autant marqué ? Je veux savoir ! »

    « Tu veux, tu veux… Comme moi à ton âge ! Pour ça oui, tu me ressembles ! dit-elle, avec un rien de fierté dans la voix. Braver les interdits, c’est excitant, mais pour moi, ça aurait pu mal finir. Si j’avais obéi à ma mère, je n’aurais jamais vu, ni su ! »

    « Su quoi ? Vas-tu me le dire à la fin ! » lança l’adolescente, au comble de la curiosité.

    « Patience, jeune fille, j’y viens ! » répondit Gwenaëlle en réprimant un petit sourire, involontairement narquois, avant de reprendre son récit.

    « La veille, tout le village avait fêté la Saint Jean, et des garçons des environs, passablement éméchés, avaient importunés certaines jeunes filles, allant jusqu’à les suivre jusqu’à leurs domiciles, et faire du chahut sous les fenêtres de leurs chambres. Mes parents m’avaient donc ordonnés de fermer hermétiquement mes volets, ne voulant pas que je m’expose à pareille mésaventure.

    Mais il avait fait particulièrement chaud ce jour là, et ma chambre me paraissait étouffante, un vrai four. Alors, j’ai pensé que si je les laissais entrebâillés,  ça ne porterait pas à conséquence.

    Ma fenêtre donnait sur le lavoir et la forêt proche. La nuit tombée, on n’y voyait jamais âme qui vive. Et je savais que les garçons n’étaient pas aussi téméraires qu’ils voulaient bien le faire croire, alors… C’est donc sans appréhension que je me suis endormie.

    Ce sont les coups de battoir qui m’ont tiré du sommeil, quelques heures plus tard. Des coups rageurs, qui accompagnaient son chant lugubre.  

    J’ai tout de suite reconnu sa voix. Encore à moitié endormie, je me suis même pincée, pour être sûre que je ne rêvais pas. La douleur m’ayant réveillée tout à fait, je me suis levée et approchée de ma fenêtre. Le chant a cessé un court instant, mais pas le bruit du linge qui frottait contre la planche à laver.

    Ma curiosité l’a emportée sur la prudence. J’ai ouvert un de mes volets, en faisant bien attention de ne pas faire de bruit. Je voulais être sûre. Maudite soit mon indiscrétion d’alors ! Car c’était bien elle. Morgiane était revenue, rejetée du pays des morts, hanter le lieu où elle avait jadis secrètement péché. »

    Maeven avait écouté, fortement intéressée. Interrompant sa grand-mère, elle lui fit remarquer :

    « Peut-être as-tu été victime d’une mauvaise blague ! L’obscurité aidant, celui ou celle qui en a eu l’idée a réussi son coup. C’est idiot, j’en conviens ! Et il ou elle a dû rire longtemps de ta naïveté, à tes dépens. »

    Gwenaëlle secoua vivement la tête.

    « Non fillette, je sais ce que je dis ! La pleine lune brillait si fort qu’on y voyait presque comme en plein jour. J’ai regardé et je l’ai bien vue, crois-moi !

    Elle portait le corsage et la longue jupe que nous lui avions toujours connue. De son vivant, ils étaient blancs. Mais cette nuit-là, les couleurs ont révélées sa véritable nature.

    Le corsage était noir comme un ciel sans étoile, et sa jupe blanche s’est progressivement tâchée de rouge, en partant de dessous le nombril.

    Je ne pouvais pas détourner mes yeux de cette vision de cauchemar ! Comme si elle le sentait, elle a alors levé la tête, et m’a regardé fixement. Son visage livide était effrayant, son sourire s’était mué en rictus. Et ses mains étaient couvertes de sang ! Le sang… Il y en avait partout. Sur son battoir, sur l’herbe, dans l’eau, partout ! »

    LE LAVOIR MAUDIT ... OU LE PÉCHÉ DE MORGIANE

    Elle essuya la sueur qui coulait sur ses tempes, et se signa trois fois, avant de continuer.

    « J’ai senti mes cheveux se dresser sur ma tête et, crois-moi, mes volets, je les ai refermés très vite, avant de me blottir tout au fond de mon lit. Mais j’avais beau me boucher les oreilles, j’entendais toujours son chant maudit. Je n’ai jamais pu l’oublier depuis ! »

    « Et que disait-il, au juste ? »

    Gwenaëlle soupira profondément avant de le réciter, de mauvaise grâce.

    « Ecoutez mon aveu, et retenez bien ceci :

    Nul ne se moque de Dieu, sans en payer le prix !

    Cachant l’hideux péché sous l’habit de la vertu

    J’ai tué mes bébés bien avant leurs venues.

    Lorsque mon âme vile fut fauchée par l’Ankhou

    Du Ciel pur et hostile,  j’ai subi le courroux.

    La Justice Divine a durement châtié

    Cette mère assassine, sans remords ni pitié.

    Me voilà condamnée, jusqu’à la fin des temps

    A laver sans arrêt leurs langes tâchés de sang ! »

    Maeven eut un frisson involontaire d’horreur, que perçut Gwenaëlle.

    « Oui ma petite ! Les gens que l’on croit bien connaître se révèlent parfois tout autres. »

    « Et ensuite grand-mère ! Que s’est-il passé ? »

    « Je me suis rendormie longtemps après. Quand, le lendemain, mon père a constaté mon absence pour le petit-déjeuner, il a envoyé ma mère me réveiller. Elle est entrée dans ma chambre, a ouvert tout grand mes volets, puis s’est retournée… Et là, elle m’a vue et a poussé un cri perçant. »

    « Un cri à réveiller un mort ! » lança ironiquement Maeven, peut-être pour mieux cacher son trouble. Gwenaëlle la foudroya du regard, avant de poursuivre.

    « Mes cheveux, couleur de blé mûr, étaient devenus aussi blancs que la neige. Voilà, fillette, ce qui avait effrayé ma mère. Mon père a monté l’escalier quatre à quatre et, après un long moment de silence, m’a demandé anxieusement :

    « Ma pauvre enfant, tu es malade ? Où as-tu mal ? »

    Je les ai regardés sans d’abord comprendre et ensuite, j’ai voulu les rassurer en me levant, pour leur prouver que je n’avais absolument rien.

    C’est alors que le petit miroir fixé au mur m’a renvoyé mon reflet, et quand je me suis vue ainsi, je suis tombée en syncope. Mon père est allé chercher les sels précipitamment, pendant que ma mère me remettait au lit.

    Aussitôt revenue à moi, je me suis mise à pleurer, tant de choc que de frayeur. J’avais désobéi, et je craignais qu’à cette punition divine s’ajoute celle de mon père. Car je savais pertinemment qu’il voudrait comprendre, et ne me laisserait pas en paix tant qu’il n’aurait pas eu d’explication à l’étrange phénomène qui m’avait frappé.

    Mon pressentiment s’est hélas révélé juste. Je leur ai d’abord demandé pardon, et puis leur ai raconté ma terrible vision nocturne. Mon père est devenu blême de colère, et j’ai été confirmée par lui, bien avant d’avoir reçu le sacrement des mains de Monseigneur l’évêque. Furieux, il a hurlé :

    « C’est le diable que tu as vu sous une apparence trompeuse ! Et le Bon Dieu l’a  permis, parce que tu n’as pas respecté l’ordre donné par ta mère. Habille-toi, et après le petit-déjeuner, nous t’emmènerons voir Monsieur le Curé, car lui seul peut défaire le mauvais sort qui t’atteint. J’espère pour toi qu’il va y réussir. Quelle honte serait la nôtre, dans le cas contraire ! »

    Maeven l’écoutait toujours, les yeux écarquillés par la surprise.

    « J’espère pour toi que le prêtre a été plus compréhensif ! » dit-elle en se serrant contre elle.

    « Que nenni, ma petite ! Après m’avoir écouté attentivement, il a été du même avis que mon père. Et comme je persistais, en affirmant que c’était bien Morgiane que j’avais vu, il m’a traité de menteuse, me menaçant de l’enfer parce que je m’obstinais à calomnier « la sainte » du village.

    Comme je refusais d’avouer un mensonge imaginaire, il m’a renvoyée, disant à mes parents que je devrais porter désormais la marque de mon péché. Et plus grave à leurs yeux, il m’interdit de communier, tant que je resterais dans cet état.

    Ma mère a pleuré pendant des semaines, et mon père refusait tout contact avec moi. Dans le village, les gens jasaient, et certains se signaient sur mon passage. Ils montraient du doigt mes cheveux blancs en hochant la tête, et m’appelaient « sorcière ! ».

    « Pauvre mamie ! dit Maeven en l’embrassant tendrement. C’était pourtant pas ta faute, tu n’y étais pour rien. Dommage que personne n’ai eu le courage de guetter le ou la farceuse… ils auraient bien dû admettre que tu n’avais jamais menti. »

    « Combien de fois devrais-je te dire que je n’ai as été victime d’une méchante farce ! Non, Maeven ! C’était bien Morgiane que j’ai vu cette maudite nuit là. Et si elle ne s’était pas de nouveau manifestée, quelques semaines après, ma réputation aurait été définitivement compromise. »

    « Tu veux dire que quelqu’un d’autre que toi l’a formellement reconnue ? »

    Un sourire de satisfaction se peignit alors sur le visage ridé de Gwenaëlle. Elle poursuivit.

    « Un mois après exactement, le curé a été appelé par une famille du village voisin. Ils avaient un malade à l’agonie qui réclamait les derniers sacrements. Le prêtre a quitté le presbytère en début de soirée, et on ne pensait ne pas le revoir avant le lendemain matin… Mais après avoir rempli son devoir envers le moribond, il a décidé de revenir au village.

    La nuit était claire, il avait donc très peu de risques de faire de mauvaises rencontres. Et puis, les gens étaient bien plus respectueux qu’aujourd’hui ! Personne dans les environs n’aurait osé porter la main sur un prêtre.

    A vingt et une heure, mon père m’a envoyé au lit, après avoir vérifié lui-même l’hermétique fermeture de mes volets. Et je m’étais endormie tranquillement, sitôt ma prière du soir dite. Mes parents, eux, sont restés en bas, travaillant ou discutant sans doute… je n’ai jamais su exactement.

    A vingt-trois heures, alors qu’ils étaient sur le point d’aller se coucher eux aussi, un cri terrible a résonné dehors. Après un bref sursaut, ils se sont précipités pour voir ce qui se passait.

    Et mon père a ramené le Père Ronan à la maison.  Celui-ci était terrorisé, claquait des dents involontairement en tremblant de tous ses membres. Quand il fut enfin calmé, mon père lui demanda ce qui lui était arrivé… Mais avant de lui répondre, celui-ci exigea ma présence.

    Ma mère vint donc dans ma chambre, m’aida à me rhabiller rapidement, et nous redescendîmes dans la cuisine. Quand il me vit, il s’avança et avoua d’une voix blanche :

    « Mon enfant, je vous demande pardon d’avoir douté de votre sincérité. »

    Et comme mon père le regardait, ébahi, il expliqua :

    « Je marche depuis plus d’une heure et, la fatigue commençant à se faire sentir, j’avais décidé de couper par le sentier qui longe le lavoir. Pauvre de moi, si j’avais su !...

    J’avançais tranquillement, récitant le rosaire, quand un chant plaintif me fit sortir de ma méditation. Je m’approchais, sans me douter de ce qui m’attendait et là, horreur ! Je la vis, agenouillée en train d’essorer frénétiquement de petits linges.

    LE LAVOIR MAUDIT ... OU LE PÉCHÉ DE MORGIANE

    Quand elle m’aperçut, elle s’avança vers moi et me les tendit, les mains ruisselantes de sang, en criant :

    « Pitié pour eux, saint homme, car pour moi, c’est trop tard ! La damnation est mon partage. Mais eux ne sont que mes victimes innocentes. Un prénom et le baptême, pour que ces petits voient la lumière divine et non plus l’obscurité des Limbes ! 

    J’ai alors hurlé, et elle a disparu quand je me suis signé. »

    Il essuya la sueur qui coulait abondamment sur son visage.

    « Qui avez-vous vu ? De qui parlez-vous donc ? » demanda mon père.

    « Je parle de Morgiane ! Visiblement condamnée à être une Kannerez Noz, jusqu’à la consommation des siècles. »

    Mes parents se signèrent gravement en entendant évoquer, si près de chez eux l’éventuelle présence, invisible mais ô combien indésirable, d’une lavandière de nuit.

    J’ai vu mon père se diriger ensuite vers la cuisine, puis il est revenu avec des petits verres et la bouteille de cordial, en disant :

    « Buvez ça, Monsieur le Curé, pour vous remettre de vos émotions ! »

    Puis, comme s’il était seul, il ajouta :

    « Qui aurait jamais pu imaginer une chose pareille ! Morgiane… une faiseuse d’anges ! »

    Et il regarda le prêtre, stupéfait. Celui-ci lui répondit :

    « Personne d’autre que nous ne doit savoir ! Il est inutile de l’exposer à l’infamie, maintenant qu’elle est morte. Elle a eu sa juste punition. »

    Après un profond soupir, il me dit :

    « Essayez d’oublier tout cela, mon enfant ! Et encore une fois, pardonnez-moi d’avoir douté de vous ! »

    « Il ne manquait pas de toupet, celui-là ! lança Maeven, furieuse. Après t’avoir fait passer pour une menteuse, il s’excusait en douce et en plus, il réclamait le secret ! Moi, à ta place, j’aurai refusé et tout balancé à la première occasion, devant tout le monde. »

    Gwenaëlle lui répondit calmement :

    « J’ai obéi en me disant que tôt ou tard, d’autres la verraient sans doute aussi. On ne contrôle pas ces choses là, ma petite ! Et j’ai eu raison encore une fois, mais pas de la manière que je croyais. »

    « Que veux-tu dire, grand-mère ? »

    « Morgiane était riche, et avait été enterrée dans la chapelle funéraire construite par ses parents. Une porte en fer, joliment ouvragée, en fermait l’accès mais, à travers la grille, on pouvait voir sur le petit autel la statuette de la Vierge des 7 Douleurs près du crucifix, un vase contenant des fleurs, changées très régulièrement, et une veilleuse perpétuelle qui brûlaient à leurs mémoires..

    C’est Pierrick, le gardien du cimetière, qui en possédait la clé et qui veillait à son entretien. Quand il s’y est rendu, quinze jours après, il a eu un malaise en voyant le prodige. »

    « Le prodige ? » demanda Maeven, intriguée.

     Oui. Et celui-là, il n’est pas passé inaperçu. Les anciens en parlent encore…. Mais les jeunes dans ton genre y trouveraient sans doute une explication naturelle, encore que !... » dit-elle malicieusement.

    « Vas-y, ne me fait pas languir ! » supplia l’adolescente, devant le silence amusé de l’aïeule.

    « Une inscription y était gravée, qui semblait avoir été tracée par une main de feu. Elle disait :

    « Ci-gît Morgiane, diablesse habilement cachée sous un visage d’ange. Fausse vierge, parjure de ses vœux sacrés, 27 fois homicide ! »

    « Pauvre Curé qui voulait garder le secret ! se moqua Maeven. Moi, à sa place, j’aurais vite fait remplacé la porte, et le tour était joué. »

    « C’est ce qu’il a fait, figure-toi ! Mais le phénomène étrange s’est reproduit. Trois fois il a changé la porte, trois fois la phrase est réapparue. Alors Maeven, as-tu une explication logique à me proposer ? »

    « Pour sûr, voyons ! Quelqu’un savait, voilà tout… et il a manigancé tout cela pour que tout le monde soit au courant, car il détestait l’hypocrisie. »

    « Tu ne changeras pas d’avis, hein ! termina Gwenaëlle, en rangeant le dernier torchon dans son panier. Toujours ta logique ! »

    « Je te rappelle que j’ai seize ans. Eh oui, grand-mère ! lui répondit-elle gentiment. Je ne crois plus aux contes et aux légendes. Heureusement d’ailleurs ! Car celle-ci est effrayante. Pour un peu, je m’y serais laissé prendre. »

    Elles se saisirent du panier alourdi, refirent lentement le chemin en sens inverse, et Maeven ne put s’empêcher de sourire, encore une fois, en voyant sa grand-mère se signer, lors d’une petite halte, non loin du lavoir réputé maudit par elle.

    L’adolescente passa le reste de l’après-midi à lire, à l’ombre du chêne qu’elle avait quitté un peu plus tôt pour aider la vieille dame.

    A la nuit tombante, Gwenaëlle barricada soigneusement les portes et les volets, puis servit le souper. A 21 heures, Maeven fatiguée l’embrassa, et monta l’escalier qui menait à sa chambre, jadis occupée par sa grand-mère.

    A la mort de ses parents en effet, Gwenaëlle, déjà veuve, était revenue vivre dans la maison de son enfance. Elle dormait maintenant dans la chambre parentale, à l’autre bout du couloir du premier étage.

    En refermant la porte, Maeven éprouva un drôle de frisson, l’étrange sensation que les rôles s’inversaient, et que l’histoire était sur le point de se répéter.

    Certes elle était un peu plus âgée que Gwenaëlle à l’époque, et le mois de juin était fini. Pourtant, elle ne parvint pas à se détendre complètement. Dans le noir, l’adolescente se raisonna.

    « Allons Maeven, tu n’es plus une enfant ! »

    Avant de reconnaître, en son for intérieur :

    « Ma grand-mère est une conteuse fabuleuse, puisque j’ai failli  croire à son histoire quelques instants. Dieu merci, ce n’est qu’une légende, qu’un ou une farceuse aura su habilement mettre à profit pour dévoiler le pot aux roses… de façon sinistre, j’en conviens ! »

    Et elle s’endormit sur cette pensée.

    Des bruits sourds et réguliers la tirèrent du sommeil beaucoup plus tard. Quelle heure pouvait-il être ?

    Elle tendit l’oreille. Il lui sembla alors entendre le murmure d’une voix féminine, mais les coups frappés avec rage la couvraient par instant. Maeven sortit alors très lentement de son lit, se dirigea vers la fenêtre que les volets fermaient, en disant :

    « Tu auras beau déguiser ta voix, tu n’arriveras pas à m’effrayer, grand-mère. Arrête ce petit jeu stupide, veux-tu ! »

    Elle allait ouvrir ceux-ci, quand un bruit de pas précipités suspendit son geste. Quelques secondes plus tard, la porte de sa chambre s’ouvrit brutalement sur une Gwenaëlle livide d’angoisse.

    « N’ouvre pas, je t’en conjure ! Ce n’est pas moi qui fais tout ce bruit pour essayer de te convaincre. Mais c’est la pleine lune … et elle est revenue ! » ajouta-t-elle, en entraînant Maeven hors de la pièce.

    L‘adolescente la suivit, effrayée. Si ce n’était pas sa grand-mère qui était à l’origine des bruits sourds qu’elle venait d’entendre, alors de quoi ou de qui provenaient-ils ?

    Et pendant que, blottie tout contre l’aïeule, Maeven avait peur d’avoir trop bien deviné, le chant spectral continua de résonner, entrecoupé par les coups réguliers du battoir, au clair de lune.

    LE LAVOIR MAUDIT ... OU LE PÉCHÉ DE MORGIANE

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  • Nul ne saurait dire encore aujourd’hui avec précision quand et qui lui permit d’aborder sur notre île. Les vieilles du village la surnommaient «Marie des Flots».

    Son visage, buriné par les embruns, était cependant d’une grande beauté. Ses yeux couleur d’océan vous fixaient longuement, comme s’ils vouaient déchiffrer votre âme. Et beaucoup détournaient la tête, troublés par ce regard.

    LES PORTES DE SAMAIN

    Pour les enfants chahuteurs et effrontés, elle était «l’estropiée aux mains de braises». Certains, en effet, jurèrent à leurs parents qu’ils avaient eu l’impression de frôler une flamme vive, l’espace d’un instant, quand les mains de la mendiante les avaient touchés.

    Marie marchait à grand peine. Ses jambes, noueuses et déformées, étaient terribles à voir. Au genou gauche, une plaie coulait sans arrêt. Elle passait donc la plupart de son temps, assise sur les marches de l’église, attendant une aumône compatissante.

    Le carême allait s’achever. Comme chaque dimanche, Thibaut s’apprêta pour assister à la messe. Et comme chaque dimanche, malgré les remontrances de Jeanne, sa dévote mère, Gauthier leur fils unique se fit attendre.

    C’était un adolescent de quinze ans, épris de liberté ! La mer exerçait déjà sur lui son puissant attrait, et il n’était heureux que lorsqu’il embarquait sur le bateau de pêche paternel. Rien d’autre ne l’intéressait, et l’obéissance n’était pas son fort.

    Il ne faisait guère de différence entre la foi et la superstition, et la messe était pour lui une corvée. Ayant essuyé une fois de plus les reproches paternels, il suivit père et mère de mauvaise grâce, le cœur sombre. A la sortie de l’office, il s’enfuit sans se soucier de la peine qu’il causait à ses parents.

    Thibaut et son épouse étaient profondément croyants. Comme chaque dimanche, ils donnèrent quelques pièces à Marie. Jeanne offrit en plus à la mendiante un pain qu’elle avait cuit tôt le matin, et quelques poissons que son mari avait ramené la veille de la pêche. Le regard de celle-ci s’attarda alors longuement sur eux.

    «Dieu vous protège, ainsi que votre fils !» murmura-t-elle, tandis qu’ils s’éloignaient déjà.

    §-§-§-§-§-§

    La semaine sainte arriva.

    Gauthier se montra de plus méchante humeur qu’à l’accoutumée. Il se fâcha avec son père le soir du Jeudi-Saint, quand celui-ci lui annonça qu’il ne retournerait en mer que le lendemain de Pâques. Thibaut, respectueux des coutumes ancestrales, avait décidé d’un commun accord avec son épouse, de faire également abstinence totale de nourriture le vendredi et le samedi saints.

    Gauthier n’aimait pas le renoncement. Il essaya donc vainement de fléchir son père, en prétextant que la pêche pourrait être une occasion supplémentaire de partage. Celui-ci ne fut pas dupe, et refusa énergiquement.

    «Qu’est-ce que deux jours de pénitence dans une année ? lui répondit-il. Respecte le repos dû aux jours saints, mon fils ! Courte privation vaut mieux que mâle mort !»

    Gauthier ne voulut rien entendre, et partit dans la nuit. Le lendemain, un voisin vit prévenir Thibaut. Son bateau, le «Sainte Anne», n’était plus à l’amarre.

    LES PORTES DE SAMAIN

    Le visage grave, celui-ci rentra dans sa demeure, annoncer la désobéissance de Gauthier à son épouse.

    «Dieu le prenne en pitié !» dit-elle simplement en se signant. Puis elle s’apprêta en silence pour la grande messe du jour.

    Elle assista à l’office le cœur serré, son intuition maternelle redoutant un malheur. A la sortie de l’église, son regard croisa à nouveau celui de Marie. Elle s’arrêta un instant, tira la dernière pièce de sa bourse et la mit dans la main de la mendiante. Marie retint celle de Jeanne un moment dans la sienne.

    «Ton épreuve est bien dure ! lui murmura-t-elle. Mais n’oublie pas que la foi sauve !»

    «Le Seigneur t’entende ! répondit Jeanne, et me ramène mon fils sauf. C’est mon seul désir.»

    Thibaut sortit et rejoignit sa femme. Ensemble, ils regagnèrent tristement le chemin de leur maison.

    L’horloge marquait trois heures, quand un voisin frappa à leur porte. Son visage était blême.

    «J’ai bien peur d’avoir à t’annoncer le malheur ! commença-t-il. Tout à l’heure, sur la plage, j’ai trouvé les débris d’un bateau. Je crains que ce ne soit le tien. Regarde !»

    Et il lui tendit, parmi ces débris, un morceau de coque. On pouvait y lire y un prénom : ANNE.

    LES PORTES DE SAMAIN 

    Thibaut sentit ses jambes se dérober sous lui. Jeanne, assise à l’autre bout de la table, se mit à pleurer doucement, tandis que l’involontaire messager du malheur quittait la pièce.

    Quand ils arrivèrent pour les vêpres ce soir-là, tout le village était déjà au courant. Les femmes entourèrent Jeanne et les pêcheurs se regroupèrent, en silence, autour de Thibaut. Chacun partageait dans son cœur leur immense chagrin. Au sortir de l’office, Jeanne se pencha vers Marie et lui dit :

    «Il n’a pas eu pitié ! Mon fils s’en est allé, maudit.»

    La mendiante lui fit alors une étrange requête.

    «Me permettras-tu de voir chez toi, ce soir, vers huit heures ?»

    Jeanne consulta Thibaut du regard. Celui-ci hocha la tête.

    «Va pour huit heures ! Nous viendrons te chercher, si tu veux.»

    «Non ! répondit la mendiante, avec un étrange sourire. Je connais le chemin qui mène à ta demeure. J’y viendrai sans faute.»

    §-§-§-§-§-§

    Quelques coups résonnèrent à la porte de Thibaut, quelques heures plus tard. La nuit était déjà tombée, et le froid qui montait de la mer toute proche se faisait vif. Jeanne ouvrit. Fidèle à sa promesse du matin, Marie entra dans leur maison.

    «Viens te réchauffer près du feu ! dit Thibaut en la voyant. As-tu faim ?»

    «Non, rassure-toi ! dit-elle en s’asseyant. D’ailleurs, je ne suis pas venue pour ça !» 

    Puis elle poursuivit :

    «Depuis mon arrivée sur l’île, tu as été le seul à pourvoir régulièrement à ma nourriture. Tu l’as fait avec bonté et sincérité. Ce soir, je vais donc t’aider à mon tour. J’ai appris le malheur qui te frappe. Je connais ton désir et celui de ta femme. Alors écoute-moi sans m’interrompre, et n’oublie pas ce que je vais te confier.

    Il n’y a qu’un seul moyen de ramener sauf ton fils en ce monde. Il demande un courage et une foi sans faille.»

    «Je serai prêt à tout braver pour cela !» lança Thibaut.

    «Alors soit !» reprit doucement Marie. Et tout en continuant, elle tint les deux mains calleuses du marin bien serrées dans les siennes.

    «Tu assisteras demain à la messe, en portant à ton cou la croix de ton baptême. Tu devras la conserver jusqu’à ton retour. Elle sera ta seule protection. Tu iras ensuite communier. Quand l’office sera fini, tu rentreras directement chez toi, sans parler à quiconque. A la nuit noire, tu te rendras seul, au rocher de Sainte Anne. Sa lumière te guidera jusqu’à la crique où est toujours amarré le noir vaisseau de l’Ankhou*.

    Monte-y sans peur, la croix par devers toi ! Il te demandera alors qui tu es et ce que tu désires. Réponds-lui :

    «Que t’importe ! Je possède en mon sein la Source de toute vie. Conduis-moi, en l’état, jusqu’aux portes de Samain, puis ramène-moi de même, avec mon fils !»

    Quand tu arriveras sur la grève des morts, descend et va chercher ton fils sans t’attarder, puis ramène-le à bord, sans une parole. N’oublie pas ! Sans une parole ! Sinon, tu le condamnerais à errer avec l’Ankhou jusqu’à ce qu’un autre infortuné, commettant la même faute, ne prenne sa place et le délivre. C’est seulement quand vous serez à nouveau sur la terre ferme que tu pourras le serrer dans tes bras, et lui parler sans crainte.»

    Marie relâcha son étreinte. Tandis qu’il l’écoutait, il avait senti un feu mystérieux couler dans ses veines.

    Sans aucune crainte, il répondit :

    «Je ferai tout ce que tu m’as dit !»

    «Qu’alors le Ciel tout entier te vienne en aide et te garde ! lui dit-elle doucement. Je dois partir maintenant. Repose-toi ! Tu auras besoin de toutes tes forces demain.»

    Elle se leva péniblement, bénit le couple, et disparut dans la nuit.

    §-§-§-§-§-§

    Le lendemain, Thibaut et Jeanne assistèrent à l’office. Au cou du marin, une croix d’or brillait. Il alla communier, demanda au prêtre sa bénédiction et regagna sa demeure, sitôt la fin de la messe.

    Jeanne restait inquiète et tourmentée.

    « Je voudrais être déjà à demain ! Quand même, qui lui a appris toutes ces choses. Je ne me sens pas tranquille, tu sais ! » murmura-t-elle à son époux.

    « Je ne sais pas qui elle est, ni d’où elle vient, mais j’ai confiance en elle. Ne veux-tu plus revoir Gauthier ? »

    « Si, bien sûr ! Mais se heurter à … »

    Le mot mourut sur ses lèvres. Elle se reprit, après un court silence.

    « A une telle force… N’est-ce pas pécher, par orgueil et présomption ? »

    « Dieu nous gardera ! Et si le temps te paraît long cette nuit, prie pour moi et pour lui. » répondit simplement Thibaut.

    Il sortit à la nuit noire. Le brouillard qui montait de la mer se faisait de plus en plus épais. Il trouva cependant sans mal le rocher, s’arrêta un instant et frissonna. L’obscurité était totale et il se demanda comment il pourrait continuer.

    LES PORTES DE SAMAIN

    Rien ne troublait le silence. Au loin, une cloche sonna. Il commença à compter machinalement.

    « Une, deux, trois… huit, neuf, dix, onze. »

    De nouveau, le silence s’installa.

    « Il est onze heures ! » se dit-il tout bas. Mais il n’eut pas le temps de raisonner davantage. Le rocher s’éclaira, un globe lumineux s’en détacha et commença à avancer.

    Thibaut suivit la lumière un moment. Elle était suffisante pour qu’il marche sans risques, mais trop faible pour qu’il puisse se repérer. Il avait perdu la notion du temps. Au bout d’un moment, le globe de lumière s’arrêta, immobile dans l’espace. Thibaut vit un sentier qui descendait devant lui. Un bateau était amarré, à quelques mètres de là.

    Serrant sa croix, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine, il s’approcha puis grimpa à bord. La haute silhouette noire qui se tenait près du gouvernail s’avança.

    « Qui es-tu ? Que désires-tu ? »

    Thibaut répondit alors sans trembler :

    « Que t’importe ! Je possède en mon sein la Source de toute vie. Conduis-moi, en l’état, jusqu’aux portes de Samain, puis ramène-moi de même, avec mon fils ! »

    En voyant la croix d’or qui brillait au cou du marin, l’Ankhou eut un mouvement brusque de dépit, mais il hissa sa voile noire sans un mot, et largua l’amarre.

    Nul vent ne soufflait sur la mer et pourtant, le bateau filait rapidement au fil de l’eau.

    LES PORTES DE SAMAIN

    Thibaut essayait vainement de se repérer, mais rien ne lui était familier. Le temps semblait s’être figé.

    Au même moment dans la demeure familiale, Jeanne, agenouillée, récitait son chapelet.

    §-§-§-§-§-§

    Le voyage silencieux continua, puis Thibaut constata que le voilier commençait à ralentir. Il finit sa course peu de temps après. L’Ankhou, sans un mot, lui désigna du doigt la plage qui s’étendait devant lui.

    Thibaut se frotta les yeux plusieurs fois, pour se convaincre qu’il ne rêvait pas. Là, au milieu des rochers, se dressaient deux gigantesques portes d’ébène, qui bloquaient hermétiquement l’accès à une grotte.

    LES PORTES DE SAMAIN

    Une foule spectrale s’avançait lentement, en file indienne, attendant visiblement que celles-ci s’ouvrent pour entrer.

    « Pour entrer où ? » se demanda-t-il, l’espace d’un instant. Puis il aperçut parmi les spectres hagards, la silhouette de son fils. Il descendit alors vivement du bateau, courut sans s’arrêter, le tira par le bras et le ramena au voilier. Ils y remontèrent tous les deux en silence. L’Ankhou remonta l’ancre, un horrible rictus déformant ses traits blafards. Puis le vaisseau repartit sur la mer.

    La pleine lune éclairait les visages des trois voyageurs. Gauthier sembla sortir de sa léthargie. Il regarda d’abord son père intensément. La surprise se lisait sans peine sur son visage.

    « Papa, c’est bien toi ? » dit-il en tentant une première approche. Mais Thibaut le repoussa doucement, évitant maladroitement de croiser son regard.

    Gauthier alla se rasseoir, étonné de l’étonnante froideur de son père. Il essaya un moment après de réitérer son geste. Il reçut le même accueil. Thibaut refusa encore une fois son étreinte, le cœur serré.

    « Tu es venu me chercher, lâcha alors Gauthier dans un sanglot, mais tu ne me pardonnes pas, n’est-ce pas ? Je ne suis donc plus ton fils ? »

    Et les larmes se mirent à rouler sur ses joues livides.

    Thibaut ne put résister à son désespoir.

    « Tu es et tu resteras toujours mon fils. Je t’aime ! »

    Le rire démoniaque de l’Ankhou déchira alors la nuit. Le marin se rappela, trop tard hélas, la recommandation de la mendiante. Il sentit l’eau glacée le percer jusqu’aux os … et le noir voilier, sur lequel il était encore un instant auparavant disparut instantanément, emportant à tout jamais à son bord le fils de sa douleur.

    Thibaut lutta un moment contre les courants violents, mais ses forces l’abandonnèrent rapidement. Et il sombra dans l’inconscience.

    §-§-§-§-§-§

    Quand il se réveilla, longtemps après, le soleil était déjà à son zénith. Thibaut était couché sur le côté droit, près du rocher de Sainte Anne. Ses vêtements étaient encore mouillés et il frissonna violemment, en essayant de rassembler ses souvenirs.

    Le rire démoniaque de l’Ankhou résonnait toujours dans sa tête.

    Le marin s’adossa au rocher quelques instants, puis reprit lentement le chemin de sa maison. Il retrouva sans peine tous les endroits familiers de son village, mais quelque chose lui sembla néanmoins différent… sans qu’il soit capable de s’en expliquer la raison.

    En le voyant rentrer seul, Jeanne comprit qu’aucun espoir ne lui était plus permis désormais. Elle ne se résigna pas à la seconde perte de son fils unique, et mourut peu de temps après.

    On ne revit jamais sur l’île Marie, l’estropiée aux mains de braises. Et Thibaut passa le reste de son existence à chercher en vain le sentier qui menait au vaisseau noir de l’Ankhou, et aux portes de Samain.

    LES PORTES DE SAMAIN

     LES PORTES DE SAMAIN

     

     

     

    * L'Ankhou : Dans la culture bretonne, il désigne le messager de la Mort,  ou la Mort elle-même.

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  • LA GROTTE ENCHANTEE

    Leur château dominait tout le village. Il se dressait, au milieu d’un parc agrémenté ça et là de fontaines de marbre d’où jaillissait de petits ruisseaux d’eau, agréables en été. Tout au fond du parc, il y avait un jardin où poussait, au fil des saisons, des légumes et des fruits, ainsi que des fleurs de toutes sortes.

    Il était entretenu avec beaucoup de soin et d’amour par un homme au regard doux et tranquille, qui semblait être là depuis aussi longtemps que la demeure elle-même. Une petite grotte, fort ancienne, complétait le tableau, mais personne ne s’y intéressait plus. Elle faisait depuis si longtemps partie du paysage que plus une âme au château n’y faisait attention.

    L’hiver commençait mais à l’intérieur, depuis le matin, une ruche bourdonnante s’activait, semblant l’ignorer. L’heureux événement, si longtemps attendu, allait bientôt arriver... Ce n’était plus qu’une question d’heures.

    Le seigneur des lieux marchait nerveusement, de long en large, dans le petit salon bleu. Se fiant à la clepsydre, il regardait l’heure toutes les cinq minutes, et tendait l’oreille dés que des pas résonnaient dans l’escalier. Sa haute taille était crainte de la domesticité, tout autant que sa voix. Il voulait la perfection, toujours et à toute heure.

    Le dimanche, jour consacré tout entier à Dieu, était la seule distraction de la semaine, pour toute la cour des gueux.

    Monsieur rêvait depuis longtemps d’un garçon. Il se voyait déjà parader avec lui, partout dans le village... il en ferait l’héritier ! Devant lui, un jour, tous plierait l’échine. Il ne pouvait en douter un seul instant. C’état une évidence.

    Un long gémissement retentit dans la chambre du premier étage, et se mua bientôt en un cri inhumain. L’enfant de l’espoir, le petit être à la vie remplie par avance de promesses était enfin là !

    La porte s’ouvrit sur la sage-femme dont le visage, couleur de craie, reflétait à la fois l’angoisse et la peur à la vue du maître du logis.

    «Que se passe-t-il donc ? tonna sa voix, soudain inquiète. Est-ce que mon fils va bien ?»

    La femme, gênée, restait là, sans oser répondre ni faire un geste.

    «C’est que... votre femme a mis au monde une petite fille. Laissez-leur un peu de repos ! Elles sont toutes les deux bien fatiguées, vous savez !»

    Le visage qui lui faisait face et qu’elle n’osait approcher s’était brusquement durci. A l’intérieur du géant, la tempête faisait rage. Le souvenir, vieux de quelques années, d’une prophétie lancée à notre encontre un soir d’hiver revenait à sa mémoire.

    «... Vous n’êtes humain que par l’apparence ! Un jour, une enfant viendra briser votre rêve de pouvoir absolu... Votre famille sera détruite ! »

    Non, ce n’était pas possible ! Ces fadaises ne pouvaient pas se réaliser. Il voulait en être sûr. Il  repoussa donc la sage-femme, et entra vivement dans la chambre. Sans un regard pour son épouse qui gisait, épuisée, dans le grand lit à baldaquin souillé de larges tâches rouges, il se dirigea vers le berceau et saisit le nouveau-né. Une servante courageuse tenta de s’interposer.

    «Maître, vous la verrez plus tard... après le bain !»

    Une claque magistrale envoya la pauvre femme contre le mur.

    Le géant défit les langes qui avaient été mis sur l’enfant à la hâte, et poussa un cri de colère. L’enfant, nue, était de constitution normale, sauf sur son dos. Une croûte, épaisse et noire comme l’ébène, partait en effet de la nuque et descendait jusqu’à la chute des reins.

    «Malédiction ! Qu’on éloigne de moi cette chose, et vite !» dit-il en le remettant brutalement dans son berceau.

    Son épouse, alitée, le regarda un instant en silence. Puis sa voix fluette se fit entendre.

    «C’est notre fille ! Vous ne pouvez pas la rejeter comme on le fait d’un animal. Pensez donc à son âme ! Dieu nous punira, c’est sûr, si nous la délaissons. Et puis, il faut la baptiser. Elle est si faible ! Si elle ne devait pas survivre...»

    Elle regardait fixement son époux, tout en sachant pertinemment que rien ne changerait sa décision.

    «Il est hors de question que je fasse baptiser cette créature de la nuit ! Elle porte d’ailleurs sur son dos la marque du diable. Qu’on l’écarte pour toujours de ma vue ! Il n’y a pas eu de naissance aujourd’hui dans ce château. L’enfant que vous avez mis au monde est mort-née !»

    Puis il quitta la chambre, sans un regard pour le bébé qui pleurait dans les bras d’une servante. Le lendemain, il réunit tous les gens qui avaient assistés à la naissance de l’enfant, les menaçant de mort s’ils révélaient ce qu’ils avaient vus. Le secret maudit, pensait-il, ne serait ainsi jamais dévoilé.

     §-§-§-§-§-§

    Le châtelain en avait décidé ainsi, et son épouse se plia sans état d’âme à sa volonté. Elle avait, depuis son mariage, oublié tous ses désirs personnels. Seul comptait le prestige de son époux.

    Son visage, prématurément vieilli, semblait figé sous un maquillage trop blanc. Son sourire, à peine esquissé, ressemblait plutôt à une grimace. Elle regardait évoluer les êtres et les choses autour d’elle, sans vraiment les voir.

    Elle confia donc, sans aucun regret, sa fillette à peine âgée de quelques heures au couple de jardiniers qui l’accepta avec joie, car ils ne pouvaient pas avoir d’enfant ... Sans plus s’en soucier. L’étroite porte de son cœur, à peine entrebâillée, s’était déjà définitivement refermée. L’enfant grandirait près du château et ne serait plus tard qu’une servante de plus dans le domaine. Son triste destin semblait tracé d’avance.

    LA GROTTE ENCHANTEE

    En rentrant dans leur masure, les deux époux se mirent à sourire. L’enfant de la prophétie était née. L’espoir était à nouveau permis.

    Le jardinier sortit de l’armoire rustique un petit coffret de bois, l’ouvrit et fit brièvement scintiller, à la lumière du soleil, un pendentif de cristal finement sculpté. Il glissa l’anneau dans la chaîne dorée et mis délicatement le bijou au cou du nouveau-né.

    LA GROTTE ENCHANTEE

    «Tout commence aujourd’hui ! murmura-t-il pour lui-même. Ton chemin sera difficile, mais par toi reviendra la lumière. Tu es jolie. Nous t’appellerons Sophie.»

    L’enfant, qui paraissait dormir, ouvrit ses yeux d’un noir profond et sembla lui sourire. Le jardinier lui caressa doucement le visage, puis la confia ensuite aux bons soins de son épouse.

    §-§-§-§-§-§

    La vie continua dans la petite maison, adoucie par la présence de Sophie qui commençait à s’éveiller au monde qui l’entourait. Elle souriait sans cesse à l’approche du visage féminin qu’elle prenait pour celui de sa mère, et les bras de la paysanne la berçaient chaque soir, après la rude journée qui avait été la sienne.

    Vendue à dix ans à peine au riche châtelain, n’ayant pas peur de l’ouvrage, ses talents de cuisinière et de brodeuse l’avaient fait très vite remarquer de ses maîtres. Très vite, en plus de son travail, on lui envoya toutes les nouvelles jeunes filles, pour qu’elles soient formées le plus vite possible à toutes les tâches.

    Son époux, lui, s’occupait des jardins, depuis son enfance. Il vivait au rythme des saisons, calme, patient, et la terre lui rendait au centuple les soins a attentifs dont il l’entourait.  Depuis qu’il avait recueilli Sophie, son travail cependant lui parut plus facile. Les récoltes étaient très abondantes, comme si le Ciel le récompensait de son geste charitable.

    Les mois passèrent vite, bientôt suivis des premières années. Sophie essaya maladroitement de faire ses premiers pas, puis de babiller ses premiers mots. Le couple ravi la regardait grandir, le cœur un peu serré. Ils savaient qu’elle devrait bientôt affronter les rejets et le mépris, à cause de la malformation de son dos.

    Les autres enfants, en effet, ne comprenaient guère pourquoi elle ne participait pas à leurs jeux, ni même aux bains dans la salle d’eau, une fois par semaine. La curiosité, naturelle à cet âge, leur faisait imaginer mille choses folles. Les plus grands trouvaient étrange l’énorme écart d’âge entre la mère et la petite fille. Et certains relançaient le débat sur le bébé mort-né de la châtelaine, à l’abri des chaumières, au moment des veillées. Et si tout ne s’était pas passé comme il s’était dit alors ! La rumeur faisait lentement son chemin, dans certains esprits...

    Le secret fut partiellement percé, un soir de septembre.

    Un garçon, plus hardi que ses camarades, se faufila près de la fenêtre de la maison du jardinier, et jeta un coup d’œil furtif au moment du bain de la fillette. Il vit son dos, noir comme la nuit, épais, qui brillait dans l’eau et s’enfuit, effrayé. Puis il alla rejoindre son groupe de copains et leur raconta ce qu’il avait aperçu.

    La nouvelle se répandit ensuite dans le village, comme une traînée de poudre.

    Sophie, jusque là protégée de la bêtise et de l’intolérance, dut faire face aux quolibets et à la haine que sa différence engendrait. Les enfants des autres domestiques, bientôt suivis par leurs parents eux-mêmes, décidèrent de la rebaptiser méchamment : Carapace.

     LA GROTTE ENCHANTEE

    Sophie apprit très vite le sens du mot souffrance. Heureusement pour la petite fille, ceux qu’elle considérait comme ses parents faisaient tout pour la protéger de l’insondable bêtise humaine.

    Elle qui était à un âge où l’on aime naturellement partager et apprendre, se voyait toujours rejetée. Son cœur, calme en apparence, n’en souffrait pas moins terriblement. Elle n’arrivait pas à comprendre pourquoi les gens jugeaient uniquement sur l’aspect extérieur, et essayait désespérément d’aider ceux qui l’entouraient, en pure perte trop souvent… 

    Sa mère lui apprit donc seule la cuisine, les soins du ménage et la broderie. Quand elle eut fini son apprentissage, Sophie désira naturellement mettre ses talents au service du châtelain. Mais là encore, elle fut d’abord repoussée. On lui interdit de servir à table, et même de laver les couverts. Sa mauvaise réputation la précédait. Les adultes la considéraient maudite, à cause de sa marque noire, et avaient peur du prétendu mauvais œil qu’elle possédait.

    Il était pourtant un talent que la nature lui avait donné, et où elle ne trouva bientôt aucune rivale. Sophie avait en effet des doigts de fée, longs et fins, et excellait dans l’art délicat de la broderie.  Patiente, délicate, elle aimait passer des heures à voir naître sous ses doigts les motifs les plus variés. Elle ne laissait à personne le soin de l’assemblage, et les modèles ainsi créés avaient quelque chose de magique, qui forçait l’admiration de ses détracteurs même.

    Si elle était toujours tenue à l’écart du château, les commandes arrivaient cependant, par l’intermédiaire des proches de sa mère. Sophie passait ainsi la majeure partie de ces journées à broder robes et manteaux de cour ou de cérémonie, pour ceux-là même qui souhaitaient secrètement se débarrasser d’elle.

    Elle n’osait s’aventurer trop loin de la chaumière de ses parents ou de la grotte, à cause de la plupart des jeunes, qui ne perdaient jamais une occasion de lui jeter des pierres. Elle ne sortait brièvement que le soir, pour se laver dans la petite salle d’eau, commune à tous les domestiques, avec sa mère qui lui servait de refuge contre la mesquinerie ambiante.

    Les années passaient doucement, et ses parents vieillissants s’inquiétaient du jour où ils devraient la laisser seule, sans défense. Ils sentaient intuitivement la mort rôder autour d’eux, et cherchaient une solution qui mettrait définitivement Sophie à l’abri du danger.

    A l’heure où toutes les jeunes filles des alentours rêvaient de mariage, elle devina sans peine qu’il n’en serait sans doute jamais question pour elle. Qui oserait jamais aller au-delà des apparences et la regarder vraiment ?

    Elle avait certes beaucoup à offrir, mais personne ne voulait s’en apercevoir. S’enfermant alors tristement dans son chagrin secret, elle ne remarqua pas pour la première fois de sa vie, le regard que le jeune François posait sur elle, depuis quelques temps.

    LA GROTTE ENCHANTEE

    Il fallut un déroutant et terrible concours de circonstances pour qu’elle en prenne conscience.

    §-§-§-§-§-§

    Sophie connut le plus grand chagrin de sa vie le jour de son dix-huitième anniversaire. Ceux qu’elle considérait avec respect et un amour infini, depuis sa plus tendre enfance, perdirent rapidement leurs dernières forces. Les privations, la maladie eurent raison de leur courage et ce soir-là, après avoir fait sa toilette, elle les retrouva épuisés dans leur pauvre cabane.

    Elle les mit tous les deux au lit et veilla sur leur sommeil, pressentant une séparation qu’elle sentait être prochaine et définitive. La fatigue finit par l’engourdir, et elle ne s’aperçut pas de la mort de sa mère.

    Le jardinier continuait de lutter. Il ne voulait pas partir sans que Sophie ne connaisse la vérité sur le secret de sa naissance, et il l’appela donc faiblement, à plusieurs reprises. La jeune femme sortit alors de sa torpeur et se mit à pleurer, en comprenant que sa maman ne répondrait plus jamais à ses caresses.

    «Ne crains plus rien pour elle ! lui dit-il doucement. Elle a enfin trouvé la paix. Écoute plutôt ! Le temps presse... les minutes passent... trop vite. Moi aussi... je vais bientôt partir. Mais de là où je serai, je te... protégerai... de ta véritable famille.»

    Sophie écarquilla les yeux, hurla presque : «Mais vous êtes ma famille !»

    «Non, petite ! répondit-il, dans un souffle. Si notre cœur t’a... toujours aimé comme notre chair, nous ne sommes... pourtant pas tes vrais parents. Tu es né... dans ce château, un... matin d’hiver, il y a... dix-huit ans aujourd’hui.

    Ton père t’a tout de suite rejetée... à cause d’une ancienne prophétie... qui lui annonça jadis qu’une fille... causerait sa perte ! Il voulut... te tuer, mais nous sommes... intervenus en ta faveur. C’est pour cela que depuis... il te craint.

    Méfie-toi de lui ! Garde précieusement... le pendentif que... j’ai mis à ton cou et... ne le perd pas surtout ! Il te guidera... peut-être... très bientôt.»

    Le dernier effort que lui avait coûté cette ultime confession l’acheva. Sa main retomba, inerte, dans celle de Sophie qui laissa alors libre court à sa douleur d’orpheline.

     §-§-§-§-§-§

    Le couple fut mis en terre, le lendemain après-midi, et Sophie connut la souffrance du rejet, une fois de plus. L’accès à l’église et au petit cimetière lui fut interdit, sous prétexte qu’elle n’était pas baptisée. La «fille de la nuit» comprit, ce jour-là, que plus rien ne serait jamais comme avant. Elle devrait maintenant se méfier de tous à chaque instant, pour garder le simple droit de vivre.

    La petite maison, qu’elle avait toujours habitée, lui sembla soudain immense.

    Elle regarda les deux lits vides, et se mit à pleurer doucement. Sa journée se termina dans la solitude, sans que personne ne se soucie d’elle.

    Le lendemain matin, Sophie décida d’aller voir la mère de François, qui habitait à quelques mètres de là. Sa maman morte, l’autre devenait en effet la plus ancienne des domestiques, et prenait désormais sa place, ravie de les commander tous.

    Elle n’eut pas le temps de parcourir tout le chemin que déjà, quelques pierres l’atteignirent. Elle protégea son visage mais resta digne, en attendant que l’orage passe.

    « Que viens-tu faire ici, sorcière ? Nous ne voulons pas de toi. Va-t-en d’ici, tout de suite !»

    «Attendez! supplia Sophie. Il ne me reste plus personne, et je dois bien manger. Donnez-moi du travail, s’il vous plait ! Je suis courageuse, et je ferai tout ce que vous voudrez.»

    «Il n’y a rien pour toi, ici. Nous ne voulons pas de tes mauvais sorts. Dégage !»

    Un coup de pied l’envoya par terre.

    Sophie, surprise de la trahison, se releva rapidement, et s’enfuit vers le refuge de son enfance. Elle comprit, à cet instant, que leurs mauvaises manières ne changeraient jamais.

    Cependant, le destin veillait sur l’orpheline.   

    Une semaine passa dans un calme relatif, quand le châtelain décida de passer commande d’un superbe manteau. Il exigea de l’avoir pour son anniversaire, et en confia le modèle aux brodeuses du village.

    Il voulait porter sur son dos les armoiries de cette famille dont il était si fier. Le bouquet de roses noires entrelacées entre deux épées croisées était, depuis toujours, le symbole de sa puissance. Il désirait le voir tout autour de lui, relié par de minces arabesques dorées. Le travail méticuleux devait naturellement être parfait. Le maître ne tolérerait aucun défaut, si minime soit-il.

    Mais toutes celles qui s’y essayèrent échouèrent. Elles manquaient de patience et de minutie, et l’idée de devoir rester assises pendant des heures, sans bouger, ne les enchantaient guère.

    François, qui avait déjà eu l’occasion de voir quelques ouvrages faits par Sophie, plaida sa cause auprès de sa mère. De guerre lasse celle-ci accepta, pressée qu’elle était par le temps. Néanmoins, elle refusa d’aller la voir directement, et demanda à son fils de lui porter son travail. Celui-ci attendit la tombée de la nuit pour aller chez elle, car sa mère craignait les bavardages à son égard. Elle sentait aussi inconsciemment que son fils lui échappait, et refusait la simple idée d’une quelconque camaraderie.

    «Cette sorcière ne me prendra pas mon enfant. Je la tuerai plutôt de mes propres mains !» dit-elle tout bas à son époux, en refermant rapidement sa porte.

    §-§-§-§-§-§

    Sophie accepta, toute heureuse de la commande, et se mit aussitôt à l’ouvrage. Plus rien ne comptait pour elle. Sa vie se mêlait aux fils d’or du manteau. La soie, fine et délicate, devenait de plus en plus belle chaque jour.

    La jeune femme était comblée. Elle qui se savait laide, à cause de la carapace grotesque qu’elle sentait sur son dos, jubilait intérieurement. La beauté admirable, que tout le monde envierait, sortirait de la laideur.

    «Quelle ironie du sort ! pensa-t-elle. Mais quelle chance aussi ! Peut-être accepteront-ils enfin ma présence, pour ce petit service que je leur rends.»

    Et ses doigts fatigués continuaient le délicat travail qui lui avait été confié. De temps à autre, François venait en cachette lui apporter un peu de nourriture. Il était le seul regard amical de sa nouvelle vie.

    Elle n’osait croire à cet amour naissant qu’elle lisait dans ses yeux. Ne rien montrer surtout, pour éviter à la jalousie qu’elle savait proche de se manifester inutilement.

    La merveille fut terminée juste à temps pour l’anniversaire du châtelain. François rapporta le manteau à sa mère la veille, avec un sourire triomphant mêlé d’ironie.

    «Admirez ce travail délicat... quelle finesse, quelle beauté ! Le Mal ne peut produire une telle merveille, mère. Ne m’avez-vous pas toujours répété, depuis ma plus tendre enfance, que Dieu ne le permettait pas, dans son infinie bonté ?»

    Celle-ci, furieuse de la remarque, lui envoya une gifle pour toute réponse.

    «Ne t’avise plus jamais de me faire la leçon ! Et ne t’approche plus d’elle, si tu ne veux pas que Notre-Seigneur ne te retire sa protection. On ne joue pas avec le diable sans y perdre son âme !»

    François quitta la pièce sans un regard pour sa mère. Il était écœuré de l’hypocrisie des siens.

    Le lendemain fut un grand jour de fête. Les rues débordaient de fleurs, et chacun avait sorti ses plus beaux vêtements, pour faire honneur au maître des lieux et à son épouse. Celui-ci sortit du château vers dix heures, monté sur un cheval immaculé, et se dirigea vers l’église suivit par la foule. Le long manteau brodé brillait au soleil, et chacun l’admirait.

    Conscient de son pouvoir, il souriait, méprisant en son fort intérieur ceux qu’il considérait comme ses esclaves.

    Cachée dans la foule, Sophie participait à sa manière à la fête.

    Pris qu’ils étaient par l’euphorie du moment, ses voisins ne remarquèrent pas tout de suite sa présence. Ils écoutèrent ensuite le sermon du prêtre.

    «Quelle chance avez-vous tous, disait-il, de travailler au service d’un homme aussi bon ! Il vous permet de vous nourrir en échange d’un peu de peine, et vous protège du malheur, en vous offrant une place au château. Montrez-lui votre reconnaissance, et remerciez la bonté divine de vous l’avoir donné !»

    Chacun exulta alors sur son passage. Les femmes embrassaient ses mains, les enfants lui offraient des couronnes de roses avec dévotion.

    Son destin le rejoignit à la sortie de l’office. Il s’apprêtait à remonter à cheval, quand un craquement sec se fit entendre. Le splendide manteau qui faisait sa fierté venait de se déchirer par le milieu, séparant le blason familial en deux parties égales. On voyait les fils pendre lamentablement. Ils semblaient avoir été fendus par une dague acérée et invisible.

    Le prêtre regarda, stupéfait, le dégât irrémédiable.

    «Mauvais présage !» se murmura-t-il très doucement. Puis son regard croisa par hasard celui de Sophie.

    «Cette femme en est la cause ! lança-t-il à son encontre. Le mal est en elle depuis toujours.»

    La foule électrisée se retourna aussitôt vers elle, menaçante. Des pierres furent ramassées et lancées dans sa direction. L’une d’elles l’atteignit au visage, et le sang coula sur sa joue blessée. Sophie se retourna, cherchant rapidement du regard un abri qui pourrait la protéger de la folie collective. Elle ressemblait à cet instant à une biche traquée par les chasseurs. Aucune issue ne lui parut possible. Elle leur fit alors face avec dignité.

    François réussit à la rejoindre, et s’interposa alors entre celle qu’il aimait et le reste du village.

    «Vous devenez fous ! Reprenez-vous et cessez donc d’écouter ce corbeau. lança-t-il furieux contre le prêtre. Comment aurait-elle pu attenter à la vie de cet homme ? Elle en était éloignée d’au moins vingt pas. Le sang qui coule sur sa joue est de la même couleur que le vôtre. Laissez-là donc en paix !»

    Le père de François l’interpella vivement.

    «Fils indigne ! Ôte-toi de notre chemin, et laisse-nous faire notre devoir. Cette sorcière t’a volé la raison. Excuse-toi immédiatement d’avoir manqué de respect à notre très saint prêtre !»

    Mais François avait définitivement choisi son camp. Il se retourna vers Sophie et lui cria : «Fuis ! Protège-toi dans la grotte !»

    Elle le regarda une seconde, puis courut à perdre haleine pour leur échapper. La grotte n’était qu’à une centaine de mètres d’elle maintenant, et elle savait que ses tourmenteurs n’oseraient pas la suivre jusque là.

    Sophie connaissait, par sa mère, la légende de ce lieu que la superstition locale considérait comme maudit. Elle y pénétra rapidement, cherchant dans l’obscurité un endroit qui la mettrait hors de portée de la fureur des villageois. C’est alors qu’un souffle violent la projeta à terre. Elle crut sa dernière heure arrivée, persuadée de mourir dans ce qu’elle pensa être un éboulement.

    De fait, les paysans craintifs restèrent figés sur place, comme des statues de marbre. L’entrée de la grotte était maintenant obstruée par une énorme roche, qui s’était détachée de la masse. Elle bloquait le passage, en interdisant l’accès de façon définitive. La voix tonnante du prêtre les sortit alors de leur stupeur.

    LA GROTTE ENCHANTEE

    « Admirez combien grande est la puissance divine ! lança-t-il. Par elle aujourd’hui, le Malin et sa servante ont été vaincus. »

    François, désespéré, ne voulut pas quitter l’endroit jugé à juste titre maudit par les siens. Son père, après une ultime tentative, retourna auprès de sa femme et de ses amis. En refermant la porte de sa maison, il leur dit :

    « A partir d’aujourd’hui, je n’ai plus de fils ! Le diable me l’a volé à jamais. »

    François s’installa dans l’ancienne maison de Sophie. Le village lui était désormais étranger et hostile, mais il s’en moquait. Quelque chose en lui avait profondément changé. Il était sûr de son choix et assuma sa nouvelle vie.

    Ses parents, rongés par la rancœur, moururent de fièvre peu de temps après, sans lui avoir pardonné ce qu’ils considéraient comme une trahison.

    Fidèle au souvenir de sa bien-aimée, il avait décidé à l’attendre éternellement. Les gens du village, persuadés de la mort de Sophie, le considérèrent comme un fou et le laissèrent en paix.

    Elle, pendant ce temps-là, était toujours vivante. Passé le premier moment de peur bien compréhensible, elle se releva lentement dans l’obscurité, se frottant machinalement bras et jambes. Non, elle n’avait rien de cassé ! Mais elle était seule, prisonnière, et l’angoisse lui serra la gorge. En baissant les yeux, elle constata que son bijou brillait dans le noir. La voix de son père li revint alors en mémoire.

    «Ne te sépare jamais de ton pendentif ! Il te guidera...»

    «La guider ? Mais pour aller où ?» se demanda-t-elle.

    Au même instant, la lumière se fit plus vive. La grotte toute entière prit une teinte rouge, pareil au sang qu’elle sentait encore sur sa joue. Ses parois ressemblaient à un immense rubis.

    Anéantie de fatigue, Sophie se laissa alors tomber sur le sol froid et s’endormit.

    Son sommeil fut agité... Des pièces aux couleurs vives et changeantes, des arbres, une fontaine... Et cette voix qui parlait doucement, à l’intérieur d’elle-même.

    Les heures passèrent. La jeune femme finit par s’éveiller tout à fait et s’assit, un peu plus calme. Elle essaya de réfléchir. Combien de temps s’était-il donc écoulé depuis qu’elle était là ? Elle n’en avait aucune idée. La faim commença elle aussi à se faire sentir.

    Autour d’elle aussi, quelque chose avait changé. La chatoyante couleur rouge avait baissé d’intensité. Elle était devenue orange et, au fond d’un repli rocheux, une fontaine était apparue, laissant s’écouler un mince filet d’eau claire. Sophie la recueillit dans ses mains et étancha sa soif. Elle ne comprenait rien au prodige.

    LA GROTTE ENCHANTEE

    Une petite table ronde était également posée à côté d’elle, remplie de viandes, de légumes et de fruits. Au milieu, un pain rond lui aussi, à la croûte noire et épaisse. Sophie eut envie de goûter à tout, mais le souvenir de sa mère l’empêcha de faire un geste.

    LA GROTTE ENCHANTEE

    Sa mère ! Combien d’années avait-elle passé, en cuisine, à régaler les puissants ? Jamais de sa vie elle n’avait mangé autre chose que du pain bis, et parfois une soupe de fèves. Tout ce qu’ils cultivaient appartenait de droit au châtelain. Elle détourna le regard et prit juste le pain.

    LA GROTTE ENCHANTEE

    Au fond de son cœur des questions revenaient, lancinantes.

    «Pourquoi tant de souffrances ? A quoi pouvaient-elles bien servir ? Les pauvres n’auraient-ils jamais droit au bonheur ? Seraient-ils toujours exploités par les puissants ?»

    Cette dernière idée révoltait sa nature, pourtant généreuse. La voix intérieure lui demanda de patienter encore un peu, promettant un début de réponse pour plus tard. Sophie prit une bouchée de pain et se rendormit ensuite, la main posée sur son bijou.

    Quelques heures passèrent. Une main, invisible et mystérieuse avait encore une fois changé l’ordre dans la grotte. Plus de table, plus de nourriture. Seule la fontaine était restée fichée dans le rocher. L’eau vive continuait de chanter doucement.

    Sophie sortit de sa torpeur, et jeta un regard étonné autour d’elle. Une douce lumière jaune émanait du rocher. Elle se retourna et se dirigea alors vers le fond de la grotte. Là, un petit vent frais semblait jouer dans des branches d’arbres. En s’approchant, Sophie en vit  deux, de taille très réduite. Mais quel triste spectacle ils offrirent à son regard !

    Le plus grand paraissait résistant mais, en l’examinant de plus près, elle constata qu’il était rongé par la vermine. Des centaines de vers couraient sous l’écorce poussiéreuse. Les racines étaient à peine visibles, et quelques feuilles mortes achevèrent leurs chutes à ses pieds.

    Son voisin n’avait pas meilleure allure. Plus petit, les deux racines qui le maintenaient debout se rejoignaient en un cercle hermétiquement clos. Il lui parut évident qu’il ne pouvait se nourrir lui non plus.

    Les deux arbres étaient morts, et tout ce que lui avait appris son père dans sa petite enfance ne pouvait pas lui servir ici. Elle détourna donc tristement le regard, et se mit à pleurer doucement. Voir tant de gâchis, sans pouvoir y porter remède, lui faisait trop de peine. Dans la grotte, un vent mystérieux souffla, les faisant tomber en poussière, presque sans bruit.

    De jaune qu’elle était encore un instant auparavant, la couleur vira alors au vert, vif et profond. Le vert ! Sophie préférait cette nuance à toutes les autres, parce qu’elle lui rappelait la nature.

    Pauvre nature ! Elle avait vu les nobles, autour d’elle, en profiter sans vergogne. Ils récoltaient, fiers et dédaigneux, les fruits du lourd travail des petits... et gaspillaient tout le reste. Pourtant, elle n’arrivait pas à leur en vouloir. Enfant, elle avait toujours partagé le peu qu’elle avait avec les mendiants de passage, plus pauvres qu’elle encore. Sans se faire remarquer ! Avec naturel, comme sa mère le lui avait appris.

    La voix intérieure lui parla de nouveau, au fond du cœur.

    «Ne t’inquiète pas, fille du Ciel, du sort de certaines personnes.  Elles ont choisis librement leur destin en prenant leurs décisions, et tu n’y peux rien. Le Mal a toujours existé, mais le Bien veille aussi, discrètement !»

    Sophie pensa :

    «Il veille peut-être mais moi, je ne demandais qu’un peu d’amour. Pourquoi donc ceux qui sont à l’origine de ma naissance me maudissent-ils avec autant d’insistance ? Je serai si heureuse s’ils m’accordaient un seul regard !»

    La voix lui répondit alors :

    «L’orgueilleux n’accepte pas les leçons du plus petit. L’obstination fait sa perte.»

    Sophie voulut continuer le dialogue, mais la voix se tût de nouveau. Lasse, elle décida de se recoucher, après avoir mangé un morceau de pain.

    A son réveil, l’étonnant changement ne la surprit plus.

    Le bleu du ciel avait remplacé le verte de l’émeraude, et la nostalgie emplit le regard de Sophie. Elle était maintenant emmurée vivante, et savait que personne ne se soucierait de son sort.

    Le souvenir de François lui fit monter les larmes aux yeux. Le seul être qui avait osé la défendre, qui l’avait aimé dans sa différence, que faisait-il maintenant ? Sans doute l’avait-il oublié ! Le temps s’était arrêté pour elle. Elle n’avait plus aucun repère depuis son entrée dans la grotte.

    Le pain commença à diminuer, et Sophie sentit son courage la quitter. Elle accepta, à cet instant, de faire le sacrifice de sa jeunesse, et l’offrit pour que l’amour du bien triomphe enfin au château.

    Dehors, la nuit régnait. François continuait à penser à elle, et priait le Dieu de son enfance de faire éclater un miracle, plus étonnant encore que celui qui avait protégé Sophie d’un sort injuste.

    Ce matin là, la mort avait à nouveau frappé, emportant le châtelain et son épouse, alors que rien ne le laissait présager. Le château restait à l’abandon, après avoir pillé par ceux qui avaient servi ses habitants dans la crainte, pendant tant d’années. Ils avaient été enterrés à la hâte, la cause de leurs décès mystérieux étant, pour les paysans, synonyme d’une possible maladie contagieuse. Personne ne voulait courir de risque. Puis, chacun essaya d’oublier.

    Dans la grotte, Sophie ne bougeait plus. Sa respiration se faisait plus difficile, et les battements de son cœur résonnaient dans sa tête. Tenir encore un peu... Ne pas partir sans savoir !

    Le bijou avait pris la couleur de l’indigo... Il brûlait sa poitrine, la maintenant en éveil. Elle se concentra un instant en une silencieuse prière.

    «C’est bientôt la fin. Ne m’abandonnez pas, s’il vous plait ! Ma courte vie vous était sans doute inutile. Pourquoi alors me l’avoir fait subir ?»

    Un bruit sourd la fit sursauter. La grotte vibra, et ses parois lisses prirent alors la forme d’un grand miroir.

    LA GROTTE ENCHANTEE

    A son sommet, un cercle d’améthyste brillait de mille feux. Il avait exactement la taille de son pendentif. Sophie, comme hypnotisée, le retira de son cou et le glissa dans l’encoche. Le miroir s’éclaira et elle put se voir enfin, telle qu’elle était. Le sang avait séché, ses vêtements étaient à peine salis. Dans son dos, sa carapace lui renvoya sa souffrance au visage.

    «Pourquoi ? Pourquoi tout cela ?» 

    La voix mystérieuse se fit entendre une dernière fois, solennelle.

    «Écoute le secret de ta vie ! Il y a vingt ans, un moine vit un soir d’hiver, demander l’aumône pour un couple de pauvres qui avaient un tout petit enfant, à celui qui allait devenir ton père. Celui-ci avait donné le matin même un gigantesque festin, et il restait tellement de nourriture qu’il aurait pu la partager, sans s’appauvrir le moins du monde. Au lieu de cela, il fit lâcher les chiens et refusa de répondre favorablement à la demande de charité. L’enfant mourut de faim dans la nuit, et la douleur qui atteignit ses parents leur fit perdre la raison.

    Le moine maudit alors l’avarice de ton père, et lui annonça que Dieu lui retirerait sa richesse et tout son pouvoir, au travers de sa descendance.

    Quand tu es venue au monde, il s’est souvenu de ces paroles, et il a voulu te tuer. Dieu l’a empêché de te nuire directement, tout en te gardant dans son entourage, ce qui le rendit fou d’angoisse à chaque instant. La marque de ton dos lui rappela toute sa vie sa propre condamnation. Elle est arrivée au moment fixé par la Providence. Et l’Amour qui est en toi n’a plus besoin de la porter !»

    A cet instant, Sophie sentit la lourde croûte noire se fendre et tomber à terre. A sa place, il ne resta le long de son dos qu’une très fine cicatrice, en forme de croix.

    «Je peux partir tranquille maintenant ! pensa-t-elle, soulagée. Je ne regrette plus rien.»

    Elle lutta encore un instant contre le vertige, et tomba évanouie dans la grotte.

     §-§-§-§-§-§

    Sept jours s’étaient écoulés, qui avaient duré une éternité à leurs deux cœurs.

    Un grand bruit avait alors fait sortir tous les paysans du village de leurs demeures. La grotte avait disparu. Et François retrouva sa bien-aimée allongée dans l’herbe, au pied d’un jeune arbre qui était tout aussi mystérieusement apparu. Sur son écorce, on pouvait voir, distinctement gravé, une carapace.

    Un étranger nimbé de lumière se tenait à côté d’elle, attendant son réveil. Quand elle ouvrit enfin les paupières, il l’aida à se lever et la présenta à la foule stupéfaite.

    LA GROTTE ENCHANTEE

    «Voici votre nouvelle châtelaine ! Puissiez-vous profiter longtemps de sa sagesse, car c’est à son amour que vous devez la vie !»

    L’inconnu disparut aussitôt après avoir prononcé ces paroles.

    François regarda Sophie avec tendresse, lui prit la main et pénétra à sa suite dans le château. Une nouvelle vie allait pouvoir commencer pour eux.

    LA GROTTE ENCHANTEE  

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  • Cette histoire s’est passée il y a un peu plus de mille ans, dans une petite ville du Royaume de France, si insignifiante aux yeux des grands seigneurs de ce temps-là, que son nom n’était même pas mentionné dans le manuscrit qui l’a relaté.

    L'ANNEAU DE MARIE

    L’été avait été précoce cette année-là, et les champs de blé regorgeaient d’épis de blé couleur de soleil. Autour de l’abbaye, les serfs besognaient sans relâche depuis le matin. Le châtelain avait chargé les prévôts de les surveiller étroitement, pour éviter les rapines. Les malheureux, le dos courbé, les maudissaient secrètement de leur dureté intransigeante, eux qui souffraient quotidiennement de la faim sans pouvoir l’assouvir.

    Les temps étaient devenus plus durs encore depuis la mort du Père Emmanuel. Il avait été le prieur de l’abbaye de Bonne Espérance pendant plus de vingt ans, et c’est lui qui avait choisi ce nom. Et comme il lui convenait bien, en ce temps là !

    La charité était pour le Père Emmanuel la reine des vertus, et il veillait, après que le seigneur du lieu ait pris son dû, à ce que tous les pauvres, d’où qu’ils viennent, reçoivent une bonne part de pain de froment en tout temps.

    Les moines avaient hérités du précédent châtelain un moulin, qu’ils considéraient comme un cadeau du ciel. Ils bâtirent tout près de là un four, qui leur permis de sustenter à leurs besoins en nourriture. L’eau de la rivière leur donnait les poissons qui agrémenteraient leurs repas aux jours de fête.

    L'ANNEAU DE MARIE

    Béni du Ciel pour sa bonté, le Père reçut de la Providence des secours qui lui permirent d’agrandir et d’embellir l’abbaye. Au temps marqué par Dieu, celui-ci fut délivré de ses liens mortels par les anges.

    On crut bon de nommer à sa place le plus âgé des frères après lui, qui se nommait Irénée. Il avait rempli pendant des années la charge d’économe. Mais il était secrètement jaloux de son prédécesseur, et cachait sous son froc de bure un cœur cupide.

    Depuis son ascension à cette nouvelle charge, la tristesse, la méfiance et la colère régnaient sur l’abbaye et ses alentours. Il cherchait tous les prétextes pour punir les frères qui avaient été les amis du précédent prieur.  De concert avec le châtelain, il détourna à son profit la nourriture qui était réservée d’ordinaire aux pauvres et aux paysans.

    Déjà épuisés par le travail des champs, qui les occupait sans relâche du matin jusqu’au soir, ils durent supporter la famine, malgré l’abondance  des récoltes. Rongés d’impuissance et de désespoir face à la douleur de leurs enfants, les parents réclamaient secrètement vengeance au Ciel, pour tant d’injustes souffrances. Leurs voix en forcèrent la porte et la Vierge de Compassion décida de se porter à leur secours.

    Elle prit l’apparence d’une mendiante, portant dans ses bras son tout petit enfant, et s’en alla frapper à la première masure du village. Elle était bien pauvre d’apparence, mais sa porte s’ouvrit presque aussitôt.

    L'ANNEAU DE MARIE

    Un homme d’âge mûr s’encadra dans l’entrée. Il regarda d’abord l’étrangère qui lui faisait face avec méfiance, mais celle-ci se dissipa très vite. La jeune fille qui lui faisait face semblait avoir à peine seize ans, et l’enfant qu’elle tenait contre sa poitrine dormait. Elle tendit la main en murmurant :

    « La charité s’il vous plait, par amour pour Dieu ! »

    Sans un mot, il s’effaça et lui fit signe d’entrer, puis referma la porte de bois avec soin. Alors seulement sa voix remplit le silence.

    « Vous êtes bien imprudente, jeune damoiselle, de voyager seule par ces tristes chemins. Les dangers sont nombreux qui guettent les égarés. Et plus encore quand ils sont sans défense. »

    Il lui présenta un petit tabouret de bois, l’invitant à s’asseoir.

    « Reposez-vous donc un peu ! Vous me semblez bien lasse. Et ce petit ange doit se faire lourd à vos bras frêles. »

    Elle esquissa un doux sourire en s’asseyant. Se retournant vers son épouse, l’homme demanda, après un long soupir :

    « Nous reste-t-il quelques croûtes de ce matin ? »

    Une voix fluette lui répondit :

    « Juste assez pour nous autres jusqu’à demain. Tu sais pourtant comme moi à quelle misère nous sommes réduits depuis quelques mois ! »

    Sans lui jeter un regard, il lui répondit :

    « Il me reste encore quelque force. Donne-lui donc ma part de ce soir. »

    Elle posa, sans protester, le petit morceau sur la table, avec un peu d’eau. Avec un regard de pitié pour l’enfant qui doucement s’éveillait, elle murmura :

    « Mouillez-le ! Il lui sera moins dur. »

    Le petit gigota dans les bras de sa mère, et doucement, elle le replaça contre elle. Un bout de tissu, cousu sur son vêtement se révéla, qu’ils n’avaient pu voir auparavant, caché qu’il était par l’enfant. La rouelle y était dessinée. Aucun doute n’était plus possible. La jeune femme et l’enfant qui étaient devant eux étaient juifs. D’abord embarrassé, l’homme se tût, la laissant finir tranquillement son bout de pain. Puis, il lui dit :

    « N’ayez pas peur ! Je ne vous dénoncerai pas au prévôt. Mais demain, je vous ferai quitter discrètement la ville. Le châtelain n’aime pas ceux de votre race, et il vous ferait pendre s’il vous trouvait ici. »

     « Je ne veux point vous attirer d’ennuis ! reprit la jeune femme doucement. Laissez-moi reprendre ma route. J’ai ouï-dire qu’une abbaye donnait asile aux pèlerins. Je vais m’y présenter pour la nuit. »

    « N’y comptez guère ! reprit l’homme. Celui qui la dirige n’est pas un saint. Il vous ferait jeter dehors ou pire encore, si l’humeur lui en prenait. Ecoutez-moi de grâce ! Et restez ici jusqu’à demain. On se serrera un peu. Il y  a toujours de la place quand on veut ! »

    L’enfant tourna doucement sa tête vers lui, et sourit.

    « Vous êtes bien bon ! reprit-elle. Cependant, je ne veux point abuser de votre charité. Du reste, votre église dit servir les pauvres. Elle ne devrait donc point me rejeter. »

    Il eut un rire las où perçait le dépit.

    « Vous me paraissez bien renseignée sur notre religion, damoiselle, mais par trop naïve. Il est vrai que vous avez pour vous l’excuse de la jeunesse. Ici, la religion n’est plus qu’une apparence… Une apparence, reprit-il après un silence dégoûté, et rien que cela ! »

    L’étrangère jeta sur lui un regard étonnamment tranquille et profond qui le troubla. Il détourna un instant ses yeux de la mère pour les reporter sur l’enfant. Celui-ci gazouillait gentiment, et son regard bleu se promenait sur toute l’étroite maison. Puis, il se fixa longuement sur la maîtresse de céans qui rangeait les quelques pauvres écuelles qui servaient à son ménage.

    Sentant quelqu’un l’observer, elle s’arrêta de travailler un instant et se retourna. Un pauvre sourire colora ses lèvres quand ses yeux croisèrent ceux du tout petit qui lui faisait face, toujours assis contre sa mère.

    « Je ne regrette plus de ne point en avoir ! Les temps sont trop durs pour les chérubins qui lui ressemblent. » dit-elle en touchant ses petits doigts.

    La main enfantine effleura alors la sienne, et une chaleur inconnue envahit son corps. Troublée, elle cessa le contact, à peine ébauché. L’étrangère fit mine de se lever, rajusta son vêtement et cala de nouveau l’enfant contre sa poitrine.

    « Je dois partir maintenant. Il vaut mieux que j’arrive à l’abbaye avant que le soir ne me surprenne. »

    L’homme insista, un rien agacé.

    « Vous n’avez donc point entendu mes paroles ? Il n’y a rien à espérer de celui qui la dirige maintenant. »

    « Je veux quand même essayer. Il me gêne de prendre le repas d’aussi pauvre que moi. Là d’où je viens, on m’a dit qu’elle était grande, et qu’on y cuisait le pain chaque jour. Il y en aura sans doute encore un peu de reste. Je n’ai pas grand appétit, et mon fils non plus ; Ce qu’on voudra bien me donner nous suffira. »

    « Je vous le redis, jeune damoiselle, vous n’aurez rien ! Rien que des railleries ou pis encore, quelques coups bien sentis. Le prieur s’entend bien pour cela avec la prévôté. »

    « Je suis femme, et mère d’un tout petit. Il n’oserait pas. »

    L’homme l’interrompit tristement.

    « Vous êtes bien innocente. Mais l’enfer ne connaît point la pitié, et ceux-là en sont tout droit sortis. »

    Comme elle ne semblait pas changer d’avis, il dit en se tournant vers sa femme :

    « Je l’accompagne ! La vue d’un gardien calmera peut-être la malice de tous ces chiens. »

    Ils traversèrent  ensemble le village et débouchèrent sur une grande place. Non loin, se dressait l’abbaye. Elle s’avança doucement et sa main fit sonner la cloche. Après un instant, la porte s’entrouvrit. Un moine la dévisagea, méfiant.

    « La charité, s’il vous plait ! lui demanda-t-elle. Pour l’amour de Dieu ! »

    « Passez votre chemin ! lui répondit-il doucement. Nous n’avons plus rien. »

    « En êtes-vous bien sûr ? » reprit doucement la visiteuse. Agacé par la question, il se mit en colère en répondant :

    « Auriez-vous l’outrecuidance de m’accuser de mensonge ? »

    « Non point ! Mais sans doute avez-vous mal regardé. Car il y a par devers vous, sur la tablette contre le mur gauche, trois pains qui n’ont point encore connus l’entaille du couteau. »

    Il recula, affolé, en criant :

    « Quel démon êtes-vous donc pour voir à travers nos murs ! Arrière, sorcière ! Reculez-vous de moi ! » continua-t-il, en sonnant de la cloche qui était tout près de lui.

    Avertis par le vacarme, les frères qui se trouvaient là sortirent de leurs retraites, l’un après l’autre. Le prieur apparut bientôt, et s’en prit alors violemment au frère portier.

    « Pourquoi tout ce bruit ? Auriez-vous perdu l’esprit ? »

    L’autre, encore tremblant, recula en montrant celle qui se tenait près de la porte.

    « Cette diablesse, hoqueta-t-il m’a demandé du pain. J’ai répondu selon vos ordres, et elle m’a répliqué qu’il en restait encore trois non entamés. Or, vous les aviez rangés de telle manière que nul ne puisse les voir du dehors. Celle-là est donc une sorcière ou une diablesse pour l’avoir deviné. » dit-il, en faisant force signes de croix.

    Le prieur s’avança, menaçant, vers l’étrangère et s’arrêta en constatant qu’elle n’était pas seule.

    « Eh bien, vilain, que fais-tu donc avec cette femme ? T’aurait-elle ensorcelé aussi ? »

    « Non point ! Je l’accompagne seulement, parce que c’est le devoir d’un honnête homme que de protéger une femme et son enfant, quand ils sont égarés. »

    « Fi donc ! Celle-là descend sûrement du diable. Mais comme je suis de bonne humeur, je veux bien la gracier, à condition qu’elle disparaisse très vite de ces lieux. Et toi avec ! » dit-il à son adresse, avec une moue méprisante.

    L’enfant glissa alors légèrement vers la hanche de sa mère, et la rouelle apparut, à la vue de tous.

    « Une juive ! éructa alors le prieur en la toisant, soudain blême de colère. Race perverse, déicide et maudite entre toutes, pour tout ce que vous avez fait souffrir au Fils de Dieu. Comment osez-vous fouler notre sol ? Je vous donne trois minutes pour disparaître. Passé ce délai, je fais appeler les soldats et préparer le bûcher. »

    L’homme qui l’accompagnait, toujours en retrait, essaya de ramener l’étrangère et son enfant vers lui, mais en vain. Elle s’avança même d’un pas décidé, puis reprit à l’adresse du prieur :

    « Comment pouvez-vous mépriser la race d’où est sortie la sainte humanité de celui que vous appelez à juste titre « Fils de Dieu » ! Sachez, pour votre gouverne, que son sacrifice rédempteur l’a d’abord été pour sa terre.

    En effet, beaucoup en Israël le respectaient,  et seuls ceux qui se sont obstinés dans la haine jusqu’au bout de leurs existences se sont exclus eux-mêmes du pardon qu’il a librement donné.

    De mon pays, la rédemption s’est opérée ensuite, jusqu’aux confins de l’univers. Vous devriez comprendre cela mieux que moi… mais il ne peut en être ainsi, puisque vous avez renié depuis longtemps Celui que vous n’êtes plus digne de servir » ajouta-t-elle, en montrant du doigt la croix qu’il portait sur sa poitrine.

    Elle leva alors un instant son beau regard vers le ciel, et sembla se recueillir en une silencieuse prière.

    « Désormais, dit-elle au prieur en lui tournant le dos, ton four te donnera, pour apaiser ta faim, le pain du véritable maître que tu sers.

    L'ANNEAU DE MARIE

    Souviens-toi de mes paroles ! Elles seules peuvent encore te ramener à la vraie foi et te sauver. »

    Puis elle disparut dans une lumière éblouissante, avant que quiconque ait pu la saisir. Quelques moines s’agenouillèrent alors, en se frappant la poitrine.

    « Le malheur est sur nous ! Nous venons sans doute d’offenser une grande sainte. »

    Le prieur sortit de son étonnement, mais non de sa colère.

    « Silence, idiots ! lança-t-il avec brutalité. Et vous, dit-il à l’adresse du portier, restez sourd désormais aux demandes, après l’Angélus de midi. »

    Le paysan retraversa en hâte tout le village et regagna sa maison, le cœur cognant à tout rompre dans sa poitrine. Rentré chez lui, à l’abri des regards, il raconta tout à sa femme qui se laissa tomber à genoux.

    « Celle-là état sûrement la Divine Mère ! Et avec elle, la Justice de son Saint Fils. Soyons heureux de lui avoir ouvert notre maison et notre cœur. Cela nous épargnera peut-être une lourde punition. »

    Elle ne croyait pas si bien dire. En récompense de leur geste de bonté, jamais plus durant leur vie besogneuse, ils ne manquèrent de pain.

    Le soir vint et avec lui, le repos que chacun désirait. A l’abbaye, les moines essayaient d’oublier le curieux épisode de l’après-midi… mais beaucoup n’y parvenaient pas, tourmentés secrètement par leurs consciences. Ils se sentaient honteux de n’avoir pas su passer outre au respect qu’ils devaient à leur supérieur et qu’ils savaient être injustifié, au moins en cette occasion.

    Seul Frère René, un jeune novice se trouvant à l’infirmerie à ce moment-là, ignorait encore l’histoire qui s’était produite dans l’après-midi. Il s’inquiéta seulement de la mine chagrine du frère infirmier. Celui-ci lui conta l’histoire en peu de mots.

    « Que me dites-vous là ? soupira-t-il, en grimaçant de douleur. Et pas un seul d’entre vous ne lui a fait l’aumône d’un peu de pain ? »

    « C’est que le prieur n’était pas d’accord, et ceci dés le départ. Sa rage s’est manifestée avec plus de force encore, quand il a vu que la mendiante était juive. Il s’est alors montré odieux avec elle, mais elle lui a calmement tenu tête, tout en se justifiant. Comme si son crime pouvait se justifier ! »

    « Quel crime ? » reprit le jeune novice, sans comprendre.

    « Seriez-vous devenu complètement sot ? reprit l’infirmier. Les juifs  ont tués Notre-Seigneur, et depuis ce triste jour, ils en portent la malédiction, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, tous autant qu’ils sont. »

    « Vous vous êtes laissés aveugler ! répondit le jeune frère. Cette mendiante était sûrement la Reine des Cieux. Et votre mauvaise conduite va nous attirer les foudres de Dieu, c’est certain ! »

    L’infirmier le regarda, horrifié, et se retira sans répondre. L’heure du souper arrivait en effet et il entra dans le réfectoire, avec tous les autres.

    Dans les écuelles, la soupe fumait, et devant chacune d’elles, il  y avait un petit pain et un peu de vin mêlé d’eau dans les gobelets. Le prieur prononça le bénédicité, et le repas commença aussitôt, en silence. Il fut très vite interrompu par un hurlement de douleur. Le pain du supérieur venait de lui brûler les deux mains. Sous la croûte grise, en effet, une braise ardente remplaçait la mie.

    L'ANNEAU DE MARIE

    « Malédiction ! hurla-t-il, effrayé. Que signifie tout ceci ? »

    Les autres moines n’étaient pas plus à la fête. Sous leurs doigts, chaque morceau devenait cendre. C’est donc piteux qu’ils regagnèrent tous leurs paillasses, espérant secrètement que la punition du soir ne se reproduirait pas. Mais ils déchantèrent vite en constatant que ce qui était arrivé la veille continuait le lendemain, et les jours et semaines suivantes.

    Seul le novice au cœur pur trouva du pain sous la croûte grise qu’on lui tendait.

    Bientôt tenaillés par la faim, quelques frères tentèrent de lui voler son maigre repas, mais l’ennuyeux prodige recommença. En effet, dés que le bon pain de Frère René quittait sa main, il se transformait aussitôt en cendre grise.

    A la fin du mois de juillet, le Père Irénée mourut, sans s’être repenti. Les autres moines espérèrent alors que la malédiction s’éteigne avec lui, mais il n’en fut rien. Affolés à l’idée de mourir de faim, ils allèrent donc trouver le novice, de nouveau alité à l’infirmerie.

    « Mon cher frère, commença l’infirmier, j’ai eu beaucoup de temps pour réfléchir à notre conversation. S’il s’avérait que vous aviez raison, nous sommes bien en peine. Car Dieu seul peut lever la punition qu’il nous a envoyée pour nos péchés. Priez-le pour nous, vous qui avez sa clémence, afin que cesse ce fléau maudit. »

    « Je le ferai, puisque vous me le commandez, répondit-il, mais je ne puis vous garantir la clémence que vous désirez. Nous sommes tous coupables, c’est donc tous ensemble qu’il nous faut prier. »

    Chacun, sur ces mots sages, regagna sa cellule, pleurant et implorant le pardon divin.

    La première semaine d’août arriva, sans que le changement espéré ait eu lieu. Alors, Frère René suggéra d’émettre le vœu d’accorder plus spécialement assistance à tous les juifs qui se présenteraient, pour ce qui concernait le gîte et le couvert, si le Ciel faisait grâce à l’abbaye. Les autres moines acceptèrent de bon cœur, lui demandant de leur servir de guide spirituel. Il différa sa réponse sur ce point, continuant à prier.

    Comme il s’endormait, la veille de la fête de l’Assomption, l’esprit toujours préoccupé par tous ces événements, il fit cette nuit-là un rêve étrange.

    Au milieu d’une lumière éblouissante, un ange apparut devant lui. 

    L'ANNEAU DE MARIE

    René se prosterna à terre, face à tant de majesté, mais l’ange le releva en disant :

    « Je suis Noktaël, chargé par Dieu de faire connaître aux humains sa volonté, au moyen des songes de la nuit. Ecoute, et surtout rappelle-toi !

    En refusant l’aumône qu’elle vous demandait sous le visage d’une mendiante étrangère, vous avez gravement offensé la Mère de Dieu… Mais comme elle est aussi l’avocate des pécheurs, elle a obtenu par ses larmes la révocation de votre juste punition. Louez désormais sa bonté sans limites, et soyez attentifs à la misère des plus petits !

    Et toi René, demain, va à la bibliothèque de l’ancien prieur. Prends le premier bréviaire qui se trouve près du grand lectionnaire que vous êtes en train de copier. Ouvre-le sans crainte, car le cœur inique qui le possédait n’est plus. Tu constateras que ses pages ont disparu. A sa place, se trouve un coffret rempli de pièces d’or, qu’il recevait de ses bienfaiteurs pour l’Eglise, mais qu’il détournait à son profit.

    Prend-les toutes ! Va chez l’orfèvre et fais-lui faire un anneau.

    Tu feras graver en haut l’initiale sacrée de la Mère de Jésus, qui sera entourée  de chaque côté par six étoles. Les douze représentent les vertus et privilèges qui lui sont propres. En bas, seront également inscrites les quatre lettres qui étaient dessus la Croix de votre Sauveur : INRI.

    L’anneau de Marie remplacera celui qui est actuellement sur votre four. En y glissant un rondin de bois, vous pourrez de nouveau l’ouvrir sans risquer de brûlures, et cuire le pain qui servira à votre subsistance, et à tous ceux que la Providence vous enverra. Ce signe de Marie brisera la malédiction, et renverra en enfer le démon qui habite actuellement votre four.

    L'ANNEAU DE MARIE

    Et toi petit frère, continue de suivre le bon chemin. Honore tous tes vœux, surtout l’obéissance, afin de rester digne de notre céleste protection. »

    Sorti du sommeil, il exécuta les ordres de l’ange dés le matin, après avoir raconté son rêve à toute la communauté. Chacun, à sa suite, constata la véracité des paroles de l’émissaire céleste. L’anneau, aussitôt fait, fut béni au cours de la messe qui suivit, sur l’autel de la Vierge, car c’est par sa prière qu’était venue leur délivrance.

    Nommé prieur, Frère René remplit sa tâche avec prudence et humilité. Le vœu qu’il avait fait prononcer par tous fut honoré, longtemps après sa mort.

    Les siècles passèrent, avec leurs cortèges de calamités naturelles ou de guerres. Il ne reste sans doute aujourd’hui de l’abbaye que quelques ruines éparses, au détour d’un sentier. Mais en cherchant bien, je ne serais pas étonnée si un randonneur attentif, flânant en ces lieux, retrouvait intact sur la porte du vieux four de pierre, l’anneau de Marie.

    L'ANNEAU DE MARIE

      L'ANNEAU DE MARIE

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