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UNE GUERISON MIRACULEUSE
Assise près de la fenêtre du salon, Liliane finir de lacer ses souliers vernis. Elle regarda les nuages gris qui filaient, rapides, poussés par un vent visiblement vif déjà.
C'était un vendredi, jour de marché. La rentrée des classes avait eu lieu la semaine précédente et la rue, jusqu'alors remplie de cris d'enfants, était vide et silencieuse. Les feuilles des arbres avaient pris leurs teintes ocre et rouge. L'automne était bien là !
Elle soupira en pensant qu'il faudrait bientôt rallumer la cheminée et qu'elle serait de corvée de bois, comme à chaque mauvaise saison depuis dix ans. Un sentiment de lassitude se peignit sur son visage. Puis elle se leva et se dirigea vers la cuisine où Roland, son époux, finissait de déjeuner.
"Que veux-tu que je te ramène pour midi ?"
Celui-ci leva à peine les yeux de dessus son bol de café fumant.
"Ramène-moi donc des moules .... et n'oublie pas les bouteilles de vin blanc qui va avec. C'est le plus important !"
Liliane lui lança un regard noir et répliqua :
"Tu sais pourtant ce que t'as recommandé le médecin la semaine dernière. Tu devrais lever le pied au lieu du coude, si tu veux t'éviter des ennuis. Dans une semaine, tu dois faire ta prise de sang. Ton taux de Gammas GT va encore augmenter ... et Hector va râler !"
"Il en a de belles, lui ! rétorqua son mari, vexé. Les toubibs sont des empêcheurs de bien vivre ... Il peut parler, tiens ! Et la cigarette alors ! C'est pas mauvais ça ? Il fume comme un pompier. Je voudrais pas être à la place de ses poumons ... Et puis moi, je ne fais que me servir intelligemment des organes que le Bon Dieu m'a mis dans la carcasse. Mes veines caves, au moins, elles servent ! J'ai de la réserve."
Ses yeux bleus la toisaient, ironiques.
"Ah Ah ! Tu te crois drôle ? Continue comme ça mais je te préviens : ne compte pas sur moi pour te soigner si tu tombes malade. J'en ai marre d'être ta bonne!"
Et, s'emmitouflant dans son écharpe, elle prit son sac, les clefs de l'Opel bleu nuit et sortit en bougonnant.
Fier de son effet, son mari termina, solitaire, son petit déjeuner et sortit lui aussi au jardin.
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"Et avec ça, qu'est ce que je vous sert ?" lança le poissonnier à Liliane d'une voix sonore.
"Mettez-moi donc deux kilos de moules. Elles ont l'air excellentes."
"Vous ne trouverez pas plus frais ! Cuites au vin blanc avec persil et échalotes, c'est un régal pour accompagner des frites."
"C'est ce que je compte faire ce midi" dit-elle en sortant son porte-monnaie. Après avoir payé la marchandise, elle continua son marché et termina par une pause gourmande dans son salon de thé préféré.
C'est en sortant de l'établissement qu'elle croisa Sylviane, son amie d'enfance.
"Tu n'as pas l'air très en forme !" lui fit remarquer celle-ci.
"Non! avoua Liliane d'une voix lasse. Entre mon époux et moi, rien ne va plus. Avant sa retraite, c'est son métier de chauffeur-livreur qui mettait souvent de la distance entre nous. Maintenant c'est la bouteille. Maudite maîtresse !"
"Tu as beaucoup trop de patience avec lui. Moi, à ta place, je claquerais la porte et je le laisserais avec sa "maîtresse". Cela m'étonnerais fort qu'elle lui fasse son repas le midi, le repassage et le reste ..."
"Si j'étais seule, je le ferais volontiers. Mais il y a mes enfants. Que vont-ils en penser ?"
"Ne te cherche pas d'excuses ! Tes enfants sont grands maintenant. Il est plus que temps que tu penses un peu à toi."
Le regard de Liliane se perdit quelques instant dans le vague.
"Cela va sans doute t'étonner, mais je l'aime malgré tout. Je lui ai donné ma parole et juré fidélité le jour de notre mariage, et je ne serai jamais parjure à mon serment."
Après un court instant, elle continua :
"Si seulement il acceptait de m'écouter et arrêtait de boire autant ! C'est cela qui crée la ruine dans notre maison. Tant qu'il n'a pas sa dose, il est désagréable et une fois qu'il l'a, soit il dort, soit il part ... et qui sait comment il se comporte dehors !" reprit Liliane en baissant la tête.
"L'alcool, ça n'amène rien de bon! Si j'étais croyante, je dirais que c'est un piège du diable pour attirer ceux qu'il convoite en enfer ... avec leurs proches s'il le peut ! Ne te laisse pas prendre dans ses filets maudits. Va-t'en donc tant qu'il est encore temps ! Après toutes ces années de galères, tu as droit au bonheur toi aussi."
Liliane hocha lentement mais négativement la tête.
"Tu vine d'évoquer le diable ... Mais moi, je crois aussi et surtout en Dieu. Et j'espère qu'il finira par m'accorder le miracle que je lui demande depuis un an maintenant."
"Moi je ne crois en rien, sauf en moi-même, et ça m'évite ainsi d'être déçue. Et tu ferais mieux de te ranger à mon avis ... ça t'évitera bien du chagrin pour rien !" reprit Sylviane tout en se dirigeant vers le car qui venait d'arriver sur la place.
"Je te promets d'y penser !" dit Liliane en regagnant sa voiture. Quelques secondes plus tard, le bruit du moteur du car couvrit celui de l'Opel. Elles démarrèrent presque en même temps, pour se séparer quelques minutes plus tard, au carrefour du coin de la rue.
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Le chemin du retour fut vite parcouru par Liliane. Celle-ci se gara facilement, mais sortit en soupirant de sa voiture. La lassitude la saisit. Les paroles de son amie lui revinrent brutalement en mémoire. Et si elle avait raison ! Après tout, rien ne l'obligeait à vivre ainsi. Elle secoua la tête pour chasser ses idées noires, puis ouvrit sa porte d'entrée. Sa maison lui parut soudain grande et froide.
Liliane défit rapidement son manteau, posa son sac et se dirigea vers la cuisine silencieuse. Elle sortit le fait-tout, alluma sa gazinière et prépara les moules qu'elle avait ramené du marché avec le vin blanc.
Pendant que les moules cuisaient, Liliane éplucha rapidement quelques pommes de terre, puis les tailla en frites fines avant de les jeter dans leur bain d'huile bouillante. En attendant la fin de leur cuisson, elle dressa la table, vérifia d'un rapide coup d'œil que tout était en place dans le salon, avant d'appeler son époux pour le repas.
Celui-ci arriva quelques minutes plus tard. Les pas lourds et hésitants firent très vite comprendre à Liliane que son époux s'était de nouveau adonné à son triste penchant. en le voyant ainsi, le dégoût et la colère prirent le dessus sur l'affection qu'elle avait à son égard.
" Qu'est-ce que ça t'apporte de boire ainsi ? lui fit-elle remarquer en lui remplissant son assiette. Tu n'en as pas besoin ... Arrête, pour l'amour de Dieu ! Arrête ou alors ..."
"Ou alors quoi ? éructa-il. Tu feras quoi, t'iras où ? T'as jamais été capable de vivre sans moi depuis que tu m'as épousé."
Il hoqueta, avant de manger bruyamment sans plus faire attention à elle. Liliane ravala sa colère, et le repas se termina dans le silence le plus complet.
Elle débarrassa ensuite la table, fit la vaisselle machinalement tandis qu'au salon, son époux profitait du canapé pour faire sa sieste quotidienne.
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Il émergea du sommeil aux environs de quinze heures, la bouche pâteuse, le regard vide. Cinq minutes s'écoulèrent avant qu'il ne reprenne vraiment contact avec la réalité des choses.
Sa casquette avait glissé pendant son sommeil, pour tomber à ses pieds. Il la ramassa maladroitement, la remit sur sa tête, avant de se mettre debout.
Il jeta un coup d'œil à la cuisine, s'attendant à y trouver sa femme, mais celle-ci était vide. Ses appels résonnèrent dans le silence, en vain. Surpris, il accéléra le pas, fit le tour des pièces, jeta un coup d'oeil au jardin mais ne trouva visiblement nulle trace de sa présence.
Il revint dans la cuisine où la vaisselle finissait de sécher et fit, cette fois-ci, minutieusement le tour de la pièce.
C'est alors qu'il vit un morceau de papier rectangulaire, posé au centre de la petite table, et qu'un petit cendrier empêchait de tomber au moindre appel d'air.
Il le prit, devenant soudain nerveux, le déplia et lut :
"J'ai besoin de prendre un peu de recul, d'autant plus que tu ne veux visiblement pas me comprendre. Tu pourras me retrouver chez ma mère, quand tu auras vraiment pris ta décision à propos de l'alcool !"
Au fur et à mesure de la lecture, son visage avait pâli tandis que ses mains se crispaient violemment.
"La garce ! lança-t-il en froissant le papier, avant de le lancer nerveusement devant lui. Si elle croit que son foutu billet va m'influencer ..."
D'un pas décidé, il se dirigea vers le réfrigérateur, prit une bière qu'il décapsula vivement avant de l'avaler d'un trait.
"A ta santé chérie !" lança-t-il avant de roter bruyamment. Il continua son dialogue avec l'invisible présence de Liliane.
"Puisque tu t'es réfugiée dans les jupes de ta mère, moi, je vais rejoindre mon Q.G et finir joyeusement le journée."
Et sur ces paroles, il replaça sur sa tête sa casquette qui, sur le coup de la colère, était tombée à ses pieds, prit sn double des clés du logis qui était suspendu à un élégant porte-clefs mural, et sortit en claquant la porte.
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Une dizaine de minutes plus tard, la porte du petit bistrot s'ouvrit sur un homme visiblement déjà bien énervé.
"Tiens, voilà le plus beau ! Il ne manquait plus que toi pour soutenir le comptoir."
"C'est malin ça ! rétorqua-t-il, vexé. Au lieu de l'ouvrir pour ne rien dire, fais donc marcher tes bras, et sers-moi une mousse bien fraîche !"
Le patron s'exécuta aussitôt.
Au fil des heures et de l'alcoolisation croissante de Roland, celui-ci apprit le départ de l'épouse, lassée des frasques d'un époux autoritaire et violent. Il essaya de le calmer et lui dit : "Tu devrais peut-être réfléchir. Elle n'a pas tort, tu sais ! ça doit lui être pénible de ne plus rien avoir à partager avec toi."
" C'est mon seul plaisir sur terre ... le seul que Dieu m'ait accordé, alors arrêter ... A ma mort, et pas avant ! Son miracle, elle peut l'attendre encore longtemps."
"En attendant moi, je ne peux plus te servi. Tu as assez bu pour aujourd'hui. Retourne donc chez toi ! " lui dit le patron en le poussant sans ménagement vers la porte.
Roland sortit en bougonnant, mais sans faire d'esclandre.
Quelques minutes plus tard, deux adolescents farceurs décidèrent alors de lui jouer un tour. Ils prirent le raccourci menant au calvaire qui indiquait au soulard le chemin du domicile familial ... et le plus mince se glissa derrière la croix.
Quand Roland passa, il marqua un petit temps d'arrêt, tituba, puis ôta maladroitement sa casquette et salua la statue du Crucifié d'un sonore : "Bien le bonsoir à toi !"
Aussitôt, une voix qu'il crût, dans sa beuverie, sortie de la bouche divine lui répondit sèchement : "Tu ne m'intéresses plus. Passe ton chemin, ignoble ivrogne !"
Cette farce fit sur Roland l'effet d'un violent coup de foudre. Effrayé et tremblant, il quitta les lieux de toute la vitesse que lui permettait ses jambes flageolantes, et se rua dans le couloir de son logis en fermant la porte à double tour. Sa femme l'attendait avec fatalisme.
Le voyant aussi blanc qu'un morceau de craie, en sueur et tremblant, elle l'assit sur le canapé et lui dit : "Veux-tu que j'appelle la médecin ? Tu n'as pas l'air bien du tout."
Avant d'ajouter tout bas : "Mais quand vas-tu t'arrêter de boire ?"
Boire .... Le mot lui rappela la voix entendue quelques minutes plus tôt.
"Ah ! cria-t-il. Ne me parle pas de cela ... Il m'a rejeté, maudit pour avoir abusé de sa patience autant que des bouteilles. J'ai peur ! Qu'est-ce qui va m'arriver, dis ?" continua-t-il tout en s'accrochant aux bras de son épouse.
"Que marmonnes-tu ? Calme-toi donc ! " répondit-il en essayant de se dégager de l'étreinte qui lui faisait mal. Et comme il continuait de s'accrocher en bredouillant des paroles inintelligibles, elle le repoussa en disant :
"De quoi parles-tu donc ? Je ne comprends rien à ton délire."
Et comme il bredouillait : "Le Christ du Calvaire ... il a répondu à mon salut .... en colère ...", Liliane le regarda, l'air navré.
"Mon pauvre ami, tu délires ! Te rends-tu compte où l'alcool t'a mené ? Calme-toi, reste-là, j'appelle Hector, lui saura quoi faire !"
Le laissant sur le canapé, elle sortit dans le couloir, referma la porte et appela son médecin, lui expliquant la situation en le suppliant de venir en urgence.
"Cela ressemble fort à une crise de delirium, essayez de le calmer, j'arrive !"
Liliane obéit à l'ordre médical, et essaya de calmer son époux comme elle pût.
"Te rends-tu compte de ton état ! le sermonna-t-elle doucement. Il te faut ralentir, si tu ne peux pas te passer totalement de boire, au moins ... Tu délires ! Il ne manquait plus que cela."
"Ah, pour ça, j'arrête, oui ! Et dés aujourd'hui."
Et après plusieurs hoquets, il continua plus bas :
"Il m'a parlé ... je te ... jure ! hic ! Pas content, il n'est pas content du tout ! C'est promis, j'arrête. Va lui dire toi, que j'arrête ... Il t'écoutera !"
Elle le regarda, et secoua tristement la tête en soupirant :
"Mon pauvre ami, tu deviens fou !"
"Fou ? Non, je ne le suis pas ... Non !"
Il sursauta en entendant la sonnette d'entrée, recula, apeuré, suppliant sa femme :
"Lui ouvre pas ! Je t'en prie ... Je ne supporterai pas plus sa présence que sa voix !"
Liliane haussa les épaules et partit ouvrir au médecin.
"Venez vite, il délire ... Je n'arrive plus à le calmer."
Le médecin entra au salon, l'examina sommairement avant de sortir une seringue de sa mallette. Puis tout en lui parlant, il lui injecta un calmant puissant.
Quelques minutes plus tard, l'époux assoupi, il téléphona à l'hôpital et demanda son admission en service d'alcoologie, arguant une crise de délirium aigu.
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Quand Roland se réveilla quelques heures plus tard, la première personne qu'il vit fut le psychiatre du service. Malgré tous ses efforts, il ne réussit jamais à le convaincre de sa bonne foi ... et pour cause ! Son passé d'alcoolique ne plaidait pas en sa faveur.
Il sortit pourtant quelques semaines plus tard, avec un traitement psychiatrique et un suivi imposé par les médecins ... pour éviter d'éventuelles rechutes.
il n'y en eut pas ... car Roland, restant autant choqué que convaincu de l'ingérence divine dans son existence, ne toucha plus jamais à un verre d'alcool.
Cette guérison "miraculeuse" fit des gorges chaudes au village .... mais personne jamais ne sut qui était celui qui, croyant faire une bonne blague, permit à un couple de vivre enfin en paix et en bonne entente.
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Commentaires
une bien belle histoire qui devrait arrivée dans bien des familles...
J'espère que tu vas bien et que tu as le moral.
passe une belle journée.
Gros bisous.
Bonjour Ploom !
Merci pour ta fidélité. Passe de belles fêtes de fin d'année.