• LES PORTES DE SAMAIN

    Nul ne saurait dire encore aujourd’hui avec précision quand et qui lui permit d’aborder sur notre île. Les vieilles du village la surnommaient «Marie des Flots».

    Son visage, buriné par les embruns, était cependant d’une grande beauté. Ses yeux couleur d’océan vous fixaient longuement, comme s’ils vouaient déchiffrer votre âme. Et beaucoup détournaient la tête, troublés par ce regard.

    LES PORTES DE SAMAIN

    Pour les enfants chahuteurs et effrontés, elle était «l’estropiée aux mains de braises». Certains, en effet, jurèrent à leurs parents qu’ils avaient eu l’impression de frôler une flamme vive, l’espace d’un instant, quand les mains de la mendiante les avaient touchés.

    Marie marchait à grand peine. Ses jambes, noueuses et déformées, étaient terribles à voir. Au genou gauche, une plaie coulait sans arrêt. Elle passait donc la plupart de son temps, assise sur les marches de l’église, attendant une aumône compatissante.

    Le carême allait s’achever. Comme chaque dimanche, Thibaut s’apprêta pour assister à la messe. Et comme chaque dimanche, malgré les remontrances de Jeanne, sa dévote mère, Gauthier leur fils unique se fit attendre.

    C’était un adolescent de quinze ans, épris de liberté ! La mer exerçait déjà sur lui son puissant attrait, et il n’était heureux que lorsqu’il embarquait sur le bateau de pêche paternel. Rien d’autre ne l’intéressait, et l’obéissance n’était pas son fort.

    Il ne faisait guère de différence entre la foi et la superstition, et la messe était pour lui une corvée. Ayant essuyé une fois de plus les reproches paternels, il suivit père et mère de mauvaise grâce, le cœur sombre. A la sortie de l’office, il s’enfuit sans se soucier de la peine qu’il causait à ses parents.

    Thibaut et son épouse étaient profondément croyants. Comme chaque dimanche, ils donnèrent quelques pièces à Marie. Jeanne offrit en plus à la mendiante un pain qu’elle avait cuit tôt le matin, et quelques poissons que son mari avait ramené la veille de la pêche. Le regard de celle-ci s’attarda alors longuement sur eux.

    «Dieu vous protège, ainsi que votre fils !» murmura-t-elle, tandis qu’ils s’éloignaient déjà.

    §-§-§-§-§-§

    La semaine sainte arriva.

    Gauthier se montra de plus méchante humeur qu’à l’accoutumée. Il se fâcha avec son père le soir du Jeudi-Saint, quand celui-ci lui annonça qu’il ne retournerait en mer que le lendemain de Pâques. Thibaut, respectueux des coutumes ancestrales, avait décidé d’un commun accord avec son épouse, de faire également abstinence totale de nourriture le vendredi et le samedi saints.

    Gauthier n’aimait pas le renoncement. Il essaya donc vainement de fléchir son père, en prétextant que la pêche pourrait être une occasion supplémentaire de partage. Celui-ci ne fut pas dupe, et refusa énergiquement.

    «Qu’est-ce que deux jours de pénitence dans une année ? lui répondit-il. Respecte le repos dû aux jours saints, mon fils ! Courte privation vaut mieux que mâle mort !»

    Gauthier ne voulut rien entendre, et partit dans la nuit. Le lendemain, un voisin vit prévenir Thibaut. Son bateau, le «Sainte Anne», n’était plus à l’amarre.

    LES PORTES DE SAMAIN

    Le visage grave, celui-ci rentra dans sa demeure, annoncer la désobéissance de Gauthier à son épouse.

    «Dieu le prenne en pitié !» dit-elle simplement en se signant. Puis elle s’apprêta en silence pour la grande messe du jour.

    Elle assista à l’office le cœur serré, son intuition maternelle redoutant un malheur. A la sortie de l’église, son regard croisa à nouveau celui de Marie. Elle s’arrêta un instant, tira la dernière pièce de sa bourse et la mit dans la main de la mendiante. Marie retint celle de Jeanne un moment dans la sienne.

    «Ton épreuve est bien dure ! lui murmura-t-elle. Mais n’oublie pas que la foi sauve !»

    «Le Seigneur t’entende ! répondit Jeanne, et me ramène mon fils sauf. C’est mon seul désir.»

    Thibaut sortit et rejoignit sa femme. Ensemble, ils regagnèrent tristement le chemin de leur maison.

    L’horloge marquait trois heures, quand un voisin frappa à leur porte. Son visage était blême.

    «J’ai bien peur d’avoir à t’annoncer le malheur ! commença-t-il. Tout à l’heure, sur la plage, j’ai trouvé les débris d’un bateau. Je crains que ce ne soit le tien. Regarde !»

    Et il lui tendit, parmi ces débris, un morceau de coque. On pouvait y lire y un prénom : ANNE.

    LES PORTES DE SAMAIN 

    Thibaut sentit ses jambes se dérober sous lui. Jeanne, assise à l’autre bout de la table, se mit à pleurer doucement, tandis que l’involontaire messager du malheur quittait la pièce.

    Quand ils arrivèrent pour les vêpres ce soir-là, tout le village était déjà au courant. Les femmes entourèrent Jeanne et les pêcheurs se regroupèrent, en silence, autour de Thibaut. Chacun partageait dans son cœur leur immense chagrin. Au sortir de l’office, Jeanne se pencha vers Marie et lui dit :

    «Il n’a pas eu pitié ! Mon fils s’en est allé, maudit.»

    La mendiante lui fit alors une étrange requête.

    «Me permettras-tu de voir chez toi, ce soir, vers huit heures ?»

    Jeanne consulta Thibaut du regard. Celui-ci hocha la tête.

    «Va pour huit heures ! Nous viendrons te chercher, si tu veux.»

    «Non ! répondit la mendiante, avec un étrange sourire. Je connais le chemin qui mène à ta demeure. J’y viendrai sans faute.»

    §-§-§-§-§-§

    Quelques coups résonnèrent à la porte de Thibaut, quelques heures plus tard. La nuit était déjà tombée, et le froid qui montait de la mer toute proche se faisait vif. Jeanne ouvrit. Fidèle à sa promesse du matin, Marie entra dans leur maison.

    «Viens te réchauffer près du feu ! dit Thibaut en la voyant. As-tu faim ?»

    «Non, rassure-toi ! dit-elle en s’asseyant. D’ailleurs, je ne suis pas venue pour ça !» 

    Puis elle poursuivit :

    «Depuis mon arrivée sur l’île, tu as été le seul à pourvoir régulièrement à ma nourriture. Tu l’as fait avec bonté et sincérité. Ce soir, je vais donc t’aider à mon tour. J’ai appris le malheur qui te frappe. Je connais ton désir et celui de ta femme. Alors écoute-moi sans m’interrompre, et n’oublie pas ce que je vais te confier.

    Il n’y a qu’un seul moyen de ramener sauf ton fils en ce monde. Il demande un courage et une foi sans faille.»

    «Je serai prêt à tout braver pour cela !» lança Thibaut.

    «Alors soit !» reprit doucement Marie. Et tout en continuant, elle tint les deux mains calleuses du marin bien serrées dans les siennes.

    «Tu assisteras demain à la messe, en portant à ton cou la croix de ton baptême. Tu devras la conserver jusqu’à ton retour. Elle sera ta seule protection. Tu iras ensuite communier. Quand l’office sera fini, tu rentreras directement chez toi, sans parler à quiconque. A la nuit noire, tu te rendras seul, au rocher de Sainte Anne. Sa lumière te guidera jusqu’à la crique où est toujours amarré le noir vaisseau de l’Ankhou*.

    Monte-y sans peur, la croix par devers toi ! Il te demandera alors qui tu es et ce que tu désires. Réponds-lui :

    «Que t’importe ! Je possède en mon sein la Source de toute vie. Conduis-moi, en l’état, jusqu’aux portes de Samain, puis ramène-moi de même, avec mon fils !»

    Quand tu arriveras sur la grève des morts, descend et va chercher ton fils sans t’attarder, puis ramène-le à bord, sans une parole. N’oublie pas ! Sans une parole ! Sinon, tu le condamnerais à errer avec l’Ankhou jusqu’à ce qu’un autre infortuné, commettant la même faute, ne prenne sa place et le délivre. C’est seulement quand vous serez à nouveau sur la terre ferme que tu pourras le serrer dans tes bras, et lui parler sans crainte.»

    Marie relâcha son étreinte. Tandis qu’il l’écoutait, il avait senti un feu mystérieux couler dans ses veines.

    Sans aucune crainte, il répondit :

    «Je ferai tout ce que tu m’as dit !»

    «Qu’alors le Ciel tout entier te vienne en aide et te garde ! lui dit-elle doucement. Je dois partir maintenant. Repose-toi ! Tu auras besoin de toutes tes forces demain.»

    Elle se leva péniblement, bénit le couple, et disparut dans la nuit.

    §-§-§-§-§-§

    Le lendemain, Thibaut et Jeanne assistèrent à l’office. Au cou du marin, une croix d’or brillait. Il alla communier, demanda au prêtre sa bénédiction et regagna sa demeure, sitôt la fin de la messe.

    Jeanne restait inquiète et tourmentée.

    « Je voudrais être déjà à demain ! Quand même, qui lui a appris toutes ces choses. Je ne me sens pas tranquille, tu sais ! » murmura-t-elle à son époux.

    « Je ne sais pas qui elle est, ni d’où elle vient, mais j’ai confiance en elle. Ne veux-tu plus revoir Gauthier ? »

    « Si, bien sûr ! Mais se heurter à … »

    Le mot mourut sur ses lèvres. Elle se reprit, après un court silence.

    « A une telle force… N’est-ce pas pécher, par orgueil et présomption ? »

    « Dieu nous gardera ! Et si le temps te paraît long cette nuit, prie pour moi et pour lui. » répondit simplement Thibaut.

    Il sortit à la nuit noire. Le brouillard qui montait de la mer se faisait de plus en plus épais. Il trouva cependant sans mal le rocher, s’arrêta un instant et frissonna. L’obscurité était totale et il se demanda comment il pourrait continuer.

    LES PORTES DE SAMAIN

    Rien ne troublait le silence. Au loin, une cloche sonna. Il commença à compter machinalement.

    « Une, deux, trois… huit, neuf, dix, onze. »

    De nouveau, le silence s’installa.

    « Il est onze heures ! » se dit-il tout bas. Mais il n’eut pas le temps de raisonner davantage. Le rocher s’éclaira, un globe lumineux s’en détacha et commença à avancer.

    Thibaut suivit la lumière un moment. Elle était suffisante pour qu’il marche sans risques, mais trop faible pour qu’il puisse se repérer. Il avait perdu la notion du temps. Au bout d’un moment, le globe de lumière s’arrêta, immobile dans l’espace. Thibaut vit un sentier qui descendait devant lui. Un bateau était amarré, à quelques mètres de là.

    Serrant sa croix, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine, il s’approcha puis grimpa à bord. La haute silhouette noire qui se tenait près du gouvernail s’avança.

    « Qui es-tu ? Que désires-tu ? »

    Thibaut répondit alors sans trembler :

    « Que t’importe ! Je possède en mon sein la Source de toute vie. Conduis-moi, en l’état, jusqu’aux portes de Samain, puis ramène-moi de même, avec mon fils ! »

    En voyant la croix d’or qui brillait au cou du marin, l’Ankhou eut un mouvement brusque de dépit, mais il hissa sa voile noire sans un mot, et largua l’amarre.

    Nul vent ne soufflait sur la mer et pourtant, le bateau filait rapidement au fil de l’eau.

    LES PORTES DE SAMAIN

    Thibaut essayait vainement de se repérer, mais rien ne lui était familier. Le temps semblait s’être figé.

    Au même moment dans la demeure familiale, Jeanne, agenouillée, récitait son chapelet.

    §-§-§-§-§-§

    Le voyage silencieux continua, puis Thibaut constata que le voilier commençait à ralentir. Il finit sa course peu de temps après. L’Ankhou, sans un mot, lui désigna du doigt la plage qui s’étendait devant lui.

    Thibaut se frotta les yeux plusieurs fois, pour se convaincre qu’il ne rêvait pas. Là, au milieu des rochers, se dressaient deux gigantesques portes d’ébène, qui bloquaient hermétiquement l’accès à une grotte.

    LES PORTES DE SAMAIN

    Une foule spectrale s’avançait lentement, en file indienne, attendant visiblement que celles-ci s’ouvrent pour entrer.

    « Pour entrer où ? » se demanda-t-il, l’espace d’un instant. Puis il aperçut parmi les spectres hagards, la silhouette de son fils. Il descendit alors vivement du bateau, courut sans s’arrêter, le tira par le bras et le ramena au voilier. Ils y remontèrent tous les deux en silence. L’Ankhou remonta l’ancre, un horrible rictus déformant ses traits blafards. Puis le vaisseau repartit sur la mer.

    La pleine lune éclairait les visages des trois voyageurs. Gauthier sembla sortir de sa léthargie. Il regarda d’abord son père intensément. La surprise se lisait sans peine sur son visage.

    « Papa, c’est bien toi ? » dit-il en tentant une première approche. Mais Thibaut le repoussa doucement, évitant maladroitement de croiser son regard.

    Gauthier alla se rasseoir, étonné de l’étonnante froideur de son père. Il essaya un moment après de réitérer son geste. Il reçut le même accueil. Thibaut refusa encore une fois son étreinte, le cœur serré.

    « Tu es venu me chercher, lâcha alors Gauthier dans un sanglot, mais tu ne me pardonnes pas, n’est-ce pas ? Je ne suis donc plus ton fils ? »

    Et les larmes se mirent à rouler sur ses joues livides.

    Thibaut ne put résister à son désespoir.

    « Tu es et tu resteras toujours mon fils. Je t’aime ! »

    Le rire démoniaque de l’Ankhou déchira alors la nuit. Le marin se rappela, trop tard hélas, la recommandation de la mendiante. Il sentit l’eau glacée le percer jusqu’aux os … et le noir voilier, sur lequel il était encore un instant auparavant disparut instantanément, emportant à tout jamais à son bord le fils de sa douleur.

    Thibaut lutta un moment contre les courants violents, mais ses forces l’abandonnèrent rapidement. Et il sombra dans l’inconscience.

    §-§-§-§-§-§

    Quand il se réveilla, longtemps après, le soleil était déjà à son zénith. Thibaut était couché sur le côté droit, près du rocher de Sainte Anne. Ses vêtements étaient encore mouillés et il frissonna violemment, en essayant de rassembler ses souvenirs.

    Le rire démoniaque de l’Ankhou résonnait toujours dans sa tête.

    Le marin s’adossa au rocher quelques instants, puis reprit lentement le chemin de sa maison. Il retrouva sans peine tous les endroits familiers de son village, mais quelque chose lui sembla néanmoins différent… sans qu’il soit capable de s’en expliquer la raison.

    En le voyant rentrer seul, Jeanne comprit qu’aucun espoir ne lui était plus permis désormais. Elle ne se résigna pas à la seconde perte de son fils unique, et mourut peu de temps après.

    On ne revit jamais sur l’île Marie, l’estropiée aux mains de braises. Et Thibaut passa le reste de son existence à chercher en vain le sentier qui menait au vaisseau noir de l’Ankhou, et aux portes de Samain.

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    * L'Ankhou : Dans la culture bretonne, il désigne le messager de la Mort,  ou la Mort elle-même.

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  • Commentaires

    1
    Lundi 27 Juillet 2020 à 20:53

       Voilà,je viens de finir cette histoire de l'ankou!Je vis en Bretagne,et ici  dans nos campagnes,les peurs liées a ces croyances sont bien ancrées!

    Bisous

    Sabine

      • Mercredi 29 Juillet 2020 à 16:38

        Bonjour Sabine !

        Merci de ton commentaire. Il est vrai que la Bretagne est une région riche en légendes, et qui m'a toujours attirée. J'espère que j'aurais un jour le plaisir d'aller visiter certains endroits, comme la très célèbre Forêt de Brocéliande.

        Bel après-Midi !

        Amitié

        Garance

         

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